Elle dormit d’un sommeil si réparateur cette nuit-là - ou ce qu’il en restait ! - qu’elle s’éveilla tard dans la matinée, tirée de son lit par Lydie au son des imprécations de Madame, outrée des dangers que pouvait faire courir à une jeune fille une anodine promenade dans un parc royal. Charlotte dut donc relater le début d’une histoire dont la princesse connaissait la fin. Son intention avait été de ne faire mention, en aucun cas, de sa rencontre avec Mlle de Fontanges mais là, elle avait été prise de vitesse : la jeune duchesse venait d’envoyer une de ses femmes prier Mlle de Fontenac de passer chez elle dans l’après-midi. Sur l’ordre de ses médecins elle gardait le lit et la recevrait par conséquent à l’heure qui lui conviendrait.
Tandis que Madame - qui allait mieux ! - clopinait avec précaution autour de son cabinet à la recherche de son agilité enfuie, Charlotte fit donc, pour elle et la seule Theobon, le récit de sa rencontre avec la favorite et de l’état où elle l’avait trouvée, mais sans mentionner les soupçons qu'elle nourrissait envers Mme de Montespan dont les bonnes relations avec les Orléans lui étaient connues.
- Pauvre fille ! Soupira Madame en se réinstallant un peu brusquement dans son fauteuil qui protesta. J’ai bien peur que son beau rêve ne soit désormais en miettes ! Le mal dont elle souffre est de ceux qui s’opposent aux relations normales entre amants. Le Roi a éprouvé pour elle la plus folle des passions. Plus forte, je pense, que celle qu’Athénaïs avait suscitée. Il a été fou de sa jeunesse, de sa beauté tellement parfaite que toutes les autres disparaissaient auprès d’elle. A part lui élever une statue il a commis toutes les folies pour elle, au point que la Reine en a tremblé. Seulement, comme les hommes dotés de gros appétits, Sa Majesté a besoin de partenaires à la mesure de cet appétit... et la maladie le fait fuir... Quand Fontanges est revenue de Maubuisson guérie - du moins en apparence ! - le feu a repris de plus belle mais si le mal est revenu...
- Madame a le sentiment qu’il va se détourner d'elle ? murmura Theobon. D’après Charlotte il reviendrait à Mme de Montespan.
- C'est ce que m’a dit Mme de Fontanges, appuya celle-ci.
- Rien d’étonnant à cela. La belle Athénaïs a peut-être vingt ans de plus que sa rivale mais elle n’a rien perdu de son éclat, ni de son esprit - un point faible chez Fontanges ! -, ni de sa vitalité... et elle jouit d’une santé de fer ! En perdant sa fraîcheur notre jolie fleur des monts d’Auvergne perd de sa beauté. Je crains fort qu’elle n’appartienne désormais au passé. Mais allez donc la voir comme elle vous le demande, petite, puisqu’il semble que vous ayez le pouvoir de lui faire du bien...
Et la messagère fut priée de venir chercher Mlle de Fontenac à quatre heures...
Le moment était bien choisi. L'orage de la nuit, s’il avait abattu quelques arbres et donné un surcroît de travail aux jardiniers, avait desserré l’étau de la chaleur, nettoyé le ciel et incité le Roi, les dames et la Cour à une promenade en forêt pour aller goûter au bord de la Seine. En suivant la jeune fille qu’on lui avait envoyée, Charlotte ne rencontra pratiquement personne et, étant inconnue à la Cour, n'éveilla aucune curiosité.
Proche de celui du Roi, l’appartement de la duchesse était l’un des plus beaux de l’étage et donnait à la fois sur la Cour ovale et le jardin de Diane mais il était presque désert quand Charlotte y pénétra. Pourtant, après avoir traversé l’antichambre et atteint un élégant cabinet tendu de brocatelle et abondamment fleuri, son guide lui fit signe de s'arrêter. La porte qui devait donner sur la chambre était entrouverte. Suffisamment pour laisser venir jusqu'à la visiteuse le ronronnement d'une voix au timbre assourdi couvrant mal l'écho de sanglots... Le cicérone de Charlotte eut un mouvement d'effroi qui déboucha sur un début d'affolement. Charlotte crut un instant qu'on allait lui faire rebrousser chemin, mais il n'en fut rien. On lui conseilla de rester là, dans l'embrasure d'une fenêtre, et d'attendre sans faire de bruit.
- L'heure est peut-être mal choisie, souffla-t-elle. Si la duchesse s’entretient avec son confesseur...
La voix qu'elle percevait était en effet basse, feutrée, comme celle d’un prêtre en train d’exhorter...
- Non, ce n’est pas un prêtre et je ne pense pas que cela dure longtemps. Ne bougez pas et attendez sans vous faire remarquer ! Je reviendrai vous chercher...
Sur ces mots la suivante s’éclipsa par une porte latérale laissant Charlotte dans son coin de fenêtre. Le ronronnement lénifiant continuait, les pleurs aussi d’ailleurs qui à mesure devenaient plus bruyants. Et soudain - ce fut un cri de révolte ! -, elle entendit :
- Mais, Madame, vous me parlez de quitter un amour comme on quitte un habit ! Jamais !... Jamais !
- Vous y serez contrainte. Autant vous donner la gloire de partir de vous-même ! Dieu a des grâces pour les âmes qui savent se soumettre à sa volonté...
- Où prenez-vous que Dieu exige le sacrifice de mon amour ? Le Seigneur n’a-t-il pas dit « Aimez-vous les uns les autres » ? J’aime, moi, et de toute mon âme !...
- Vous interprétez à votre profit mais regardez donc la vérité en face !
- Quelle vérité ?
- Vous vous êtes crue guérie et vous ne l’êtes pas. Vous n’avez pas vingt ans et vous perdez déjà votre beauté ! Ne vous y trompez pas ! C’est là un signe ! Votre amant ne supportera pas de vous voir vous flétrir à ses côtés ! Partez quand on peut encore vous regarder avec plaisir !... Il vous pleurera... un peu, ce qui est beaucoup chez lui !
- Est-ce lui qui vous a demandé de venir me dire tout cela ?
- Non. C’est l'intérêt que je vous porte ! Croyez-moi ! Partez quand il est encore temps !
Cette fois, il n’y eut d’autre réponse que de nouveaux sanglots. Dans l’embrasure de sa fenêtre Charlotte sentait monter en elle une vague d’indignation. Cette pauvre fille déjà ravagée par le chagrin n’avait nul besoin qu’une quelconque pécore vînt lui interdire les portes de l’espérance. N’écoutant que son indignation elle s'apprêtait à s’élancer au secours de la malheureuse duchesse quand la porte s’ouvrit sous la main d’une femme dont l’aspect la figea. Grande, un peu forte, elle n’était plus jeune mais belle encore, présentant un visage aux traits réguliers où les premières rides ne marquaient que légèrement une peau ivoirine. Les yeux noirs étaient magnifiques mais difficilement déchiffrables sous les paupières qui les voilaient par instants. La bouche était petite, charnue, pulpeuse même, mais avec quelque chose d’obstiné. Quand cette femme avait une idée en tête il devait être ardu de l’en faire démordre en dépit de l’expression douce, voire bénigne de ses traits. Elle était entièrement vêtue d’épaisse soie noire sans la moindre broderie d’or mais relevée par la blancheur des dentelles en point de France moussant à ses manches, à son modeste décolleté et composant la haute fontange couronnant ses cheveux noirs où paraissaient de discrètes mèches grises. Entre ses mains gantées, elle tenait un missel.
Ne s’attendant pas à trouver quelqu'un dans cette antichambre naguère encore la plus fréquentée des palais royaux, la dame s’immobilisa à la vue de Charlotte qu’elle dévisagea en relevant un sourcil surpris. L’âge de la dame exigeait que la jeune fille saluât, ce dont elle s'acquitta :