Le Roi garda le silence un moment puis :
- Vous me servez bien, Monsieur de La Reynie, et je vous en sais gré ! Laissez-moi ceci... dont vous êtes trop avisé pour n'avoir pas fait une copie j'imagine ?
- En effet, Sire.
- Il est déjà tard et je vais donner ordre que l’on vous loge. Nous nous reverrons demain, après la messe. Vous recevrez alors mes instructions.
- Aux ordres de Votre Majesté !
La Reynie salua et sortit à reculons comme l'exigeait le protocole. Hors du Grand Cabinet, il trouva Bontemps, premier valet de chambre du Roi, qui le prit en charge pour lui faire gagner sous les combles un logement exigu sentant la peinture fraîche sans lui faire traverser les appartements royaux[15].
Resté seul, Louis XIV médita longuement, la main toujours posée sur les feuillets comme si son poids pouvait retenir la marée de boue putride et sanglante qu’ils contenaient. Enfin il intima que l’on fasse venir le marquis de Louvois.
Des deux grands ministres qui illustrèrent le siècle de Louis XIV, lui et Colbert, il fut le seul à avoir accès à l’intimité du souverain, le seul à être le dépositaire des secrets d’Etat. Né dans le cénacle - il était le fils de ce premier Michel Le Tellier qui fut ministre et chancelier de France -, il était de deux ans l’aîné d’un roi qu’il servait depuis l’adolescence... Secrétaire d'Etat à la Guerre, il avait à quarante ans réformé entièrement les armées, construit des casernes - au lieu de loger les hommes chez l’habitant ! -, veillé à la santé des troupes, entamé avec Vauban la construction de places fortes d’un type nouveau, construit les Invalides afin qu’un sort décent fût offert aux vieux soldats. Enfin, et bien que Paris fût du ressort de son ennemi Colbert, c’était lui qui avait en charge la Chambre ardente et tout ce qu’elle recouvrait... Au physique, c’était un homme de taille moyenne, bâti en force, présentant une tendance à l'embonpoint et des appétits exigeants. Il aimait la chasse, les femmes, la bonne chère - tout comme le Roi ! - et les rudes plaisanteries dont il lui arrivait d’être le seul à rire. Hautain, brutal, il avait un caractère intraitable pouvant parfois aller jusqu’à la cruauté. C’était un ami de Mme de Montespan.
Lorsqu’il parut devant Louis XIV, celui-ci lui tendit sans un mot le redoutable dossier mais ne l’invita pas à s’asseoir, sachant qu’en habitué il le lirait rapidement. Ce qu’il fit en effet :
- Eh bien ? Qu’en dites-vous ?
- Que puis-je en dire, Sire ? Qu’il doit y avoir là-dedans autant de vrai que de faux. La peur de la torture, la torture elle-même peuvent inspirer des aveux plus ou moins crédibles. La soif de vengeance aussi et c’est à ce sentiment qu’obéit, je pense, la fille de la Voisin...
Le Roi leva la main pour l’interrompre mais Louvois continua :
- Encore faut-il, évidemment, que cette vengeance ait de quoi s’alimenter. Je croirais volontiers qu’à l’exemple de tant de femmes redoutant de perdre leurs amants, la... dame en question a pu chercher à se munir de philtres d’amour dont leurs fabricants promettent merveilles...
- Croyez-vous que l’on puisse seulement y songer quand on possède une beauté d’un tel éclat ? N’ai-je pas donné assez de preuves de son emprise sur moi ?
- Certes, Sire, mais les années passant, l’inquiétude peut venir avec les premières rides. Les beautés ne manquent pas à la Cour et, récemment, il en fut une si éblouissante...
- Je sais mais ce mal qui l’a éteinte en si peu de temps a-t-il pu être provoqué... par elle ?
- Ce serait fort étonnant, Sire, venant de si haute dame ! En ce qui la concerne, je porte à croire qu’ayant entendu vanter les talents divinatoires de la Voisin, elle a voulu soulever le voile de l’avenir. De là à se laisser persuader de l’infaillibilité de certains moyens visant les retours d’affection, il n’y a qu’un pas. Pour le reste il m’est difficile d’y attacher créance...
- Que feriez-vous à ma place ?
- Je lui en parlerais calmement et en tête à tête bien sûr. Mais je n’en parlerais qu’à elle... seule !
L’allusion était transparente. C’était le maximum que l’on pouvait attendre du caractère sans nuances du ministre. Louis n’en rougit pas moins. Ses poings se crispèrent sur les bras de son fauteuil. Il ordonna :
- Allez la chercher mais sans que l’on sache que vous me l’amenez ! Prenez-la à part puis ayez l’air de faire quelques pas en vous entretenant. Vous êtes amis. Personne ne sera surpris...
Louvois s’inclina et sortit. Resté seul, Louis se laissa aller contre le dos du fauteuil, ferma les yeux. L’écho d’un menuet de Lully berça un moment une songerie qui se teintait d’amertume. Il avait tant aimé cette femme ! Et il n’était pas sûr que sa passion fût éteinte même après l’intermède Fontanges... Un instant le souvenir de l’exquise beauté de cette fleur des montagnes l’envahit, lui restituant l’ardeur de leurs premières étreintes. Son jeune corps était un délice dont il n’arrivait pas à se rassasier. Et maintenant la fleur s’était fanée, trop fragile peut-être pour la violence de ses assauts... Rien à craindre de semblable avec Athénaïs ! Elle avait la plus belle santé du monde, une vitalité sans pareille et un goût de l’amour égal au sien ! Avec quelle malice elle savait se refuser jusqu’à l’exaspération du désir pour s'abandonner enfin, tigresse ronronnante et soumise. Et quelle opulente beauté, soyeuse et chaude !...
Soudain il entendit :
- Me voici aux ordres de Votre Majesté !
Il tressaillit, ouvrit les yeux. Elle était là, plongée dans une révérence parfaite qui étalait autour d'elle le satin blanc brodé d’or dont le large décolleté révélait des épaules et une gorge épaissies sans doute mais dont la peau n’avait rien perdu de son éclat. Elle était si belle encore ! Comment croire qu’elle ait pu faire appel à de si vils moyens ? Il retint un soupir, se redressa et sa main vint à nouveau se poser sur les documents.
- C’est vrai, Madame ! Nous avons à parler, vous et moi...
Quand, une heure plus tard, Mme de Montespan sortit de chez le Roi, elle avait la tête haute, et ses beaux yeux bleus étaient pleins d’éclairs qui étaient peut-être le reflet de larmes récentes. Agitant nonchalamment son éventail de plumes blanches, elle retourna au bal ainsi qu’elle en avait le devoir. N’était-elle pas surintendante de la Maison de la Reine ? Un poste envié par Mme de Maintenon à laquelle - une manière de consolation ? - le Roi avait octroyé celui de seconde dame d’atour chez la Dauphine. Un cadeau dont la jeune princesse se serait bien passée, car, dès le début, elle avait su qu’elle n’aimerait pas cette femme au sourire immuable que Madame, sa cousine, détestait si fort parce qu’elle la devinait dangereuse.
Il semblerait d’ailleurs que celle-ci fût seule à savoir le fin mot de ce qui s’était passé dans le cabinet du Roi. Un peu plus tard, elle écrivait à une amie : « Mme de Montespan a d’abord pleuré, ensuite fait des reproches, enfin a parlé avec hauteur. Elle s’est déchaînée contre moi selon sa coutume. Le Roi est resté ferme... mais Mme de Montespan est bien aimable dans les larmes... » Ajoutait-elle non sans amertume...
Avait-elle réussi à écouter aux portes ou Louis XIV avait-il eu la faiblesse de se confier à elle en dépit du conseil de Louvois ? Toujours est-il que même si en apparence rien ne fut changé dans le mode de vie de Mme de Montespan, l’influence de l’ancienne gouvernante grandit de jour en jour. Quelqu’un traduisit parfaitement ce changement dans les habitudes royales en lançant :
« Ce n’est plus Mme de Maintenon, c’est Mme de Maintenant qu’il faut dire... »
Et le reflux des courtisans vers ce nouvel astre entama sa progression...