Cependant il n’était pas là pour épiloguer sur le comportement royal. Laissant son aubergiste la larme à l’œil se resservir de prune, il en vint à ce qui l’amenait :
- Vous me dites que les hôtels de la noblesse sont de plus en plus désertés ici. J’ose espérer qu’il n’en est rien de celui du gouverneur. Vous savez certainement où habite M. de Fontenac ?
- C’est lui que vous venez voir ?
- Oui. C’est un ancien ami de mon père et...
- Je suis désolé, Monsieur, d’avoir à vous apprendre que l’hôtel du gouverneur n’est plus celui de M. de Fontenac parce que ce noble gentilhomme est décédé depuis... oh, depuis plus de cinq ans. Son remplaçant habite...
- C’est sans intérêt pour moi dès l’instant où le poste n’est plus occupé par M. de Fontenac... mais je suppose que sa famille est toujours là ?
- Sa veuve, oui ! Enfin, sa veuve... mais je n’ai pas le droit de porter un jugement sur une dame de la noblesse, moi qui ne suis qu'un modeste aubergiste...
- Tout homme a le droit de penser ce qu'il veut ! Vous n'avez pas l'air d'aimer beaucoup la baronne ?
- A vous dire le vrai, je la connais peu, n'ayant pas sa pratique, mais je ne connais que trop son futur époux. Celui-là est certainement le personnage le plus désagréable qui soit. Au point de se demander s’il est vraiment gentilhomme !
- Il loge chez vous ?
- Que non ! Il loge chez sa maîtresse, ce que nul n’ignore, mais il vient dans mon hôtellerie pour boire, oublie de payer et se conduit ensuite comme un possédé du Diable. Celle que je plains c’est la gamine. Dès la mort du père on l'a expédiée au couvent dont elle risque fort de ne jamais sortir...
- Pourquoi ?
- Dame ! Pour que la fortune revienne à sa mère ! On paye la dot au couvent et on garde le reste ! Or le reste, paraîtrait qu’il en vaut la peine.
- Ah oui ?
Etait-ce l’effet de la vieille prune mais le brave homme devenait affectueux. Une main au col de la bouteille il posait l’autre sur la manche de ce client qu’il semblait apprécier particulièrement.
- Oui, affirma-t-il avec force. J’ai recueilli le vieux valet du baron qui le connaissait depuis l’enfance et qui l’avait servi dans les Indes lointaines quand son maître était jeunot et voulait courir les aventures. Il est mort ici, autant dire dans mes bras...
- Qu’est-ce qu’il faisait là ?
Maître Grelier eut un léger hoquet :
- Hic !... Je viens de vous le dire : il... hic... il trépassait!
- Mais pourquoi chez vous ?
Le brave homme resservit son client et s’adjugea une nouvelle rasade :
- La... la baronne l’avait chassé... trop vieux !... Servait plus à rien ! C’est ma... ma défunte épouse qui... hic !... qui l’a trouvé assis avec son baluchon sur un... montoir à chevaux. L’était charitable ma Simone !... L’a ramené chez nous... et il y est mort ! Vous comprenez ?
Le faux vicomte pensa que, décidément, on mourait beaucoup dans le quartier et que la Fontenac ne connaissait qu’une façon d’éliminer ses vieux serviteurs, mais il garda sa réflexion pour lui. Son hôtelier avait l’ivresse intéressante mais il risquait de devenir incompréhensible s’il continuait à boire. Aussi, sous le prétexte de se resservir, il confisqua la bouteille.
- Et il vous a parlé de la fortune du baron ?
- Oh oui !... Mais pas de celle qu’on connaissait... d’une autre ! Où est la bouteille ?
- Elle est vide, fit Alban sans la lâcher. Mais n’allez pas en exhumer une seconde ! On a assez bu tous les deux... Vous parliez d’une fortune cachée ? Je ne vois pas...
- Des... pierres précieuses qu’il... aurait rapportées... de... là-bas... et qu’il voulait garder pour... lui tout seul ! Personne n’a jamais su où... où... il les gardait !
Le reste du discours se perdit dans un bredouillement ensommeillé et parfaitement indistinct, jusqu'à ce que maître Grelier s’étale sur la table en émettant un ronflement annonçant qu’il n’ouvrirait plus les yeux. Alban réfléchit un moment, bercé par cette musique nasale qui était le seul bruit que l’on entendit à cette heure tardive avec celui de la vaisselle qu’une servante achevait dans la souillarde reliant la cuisine à la cour. Il se leva et alla la voir :
- Votre maître est souffrant, l'informa-t-il. Montrez-moi où est sa chambre. Avec l’aide de mon valet on va l’y coucher...
La laveuse était une matrone entre deux âges, solidement bâtie, qui tourna vers le « client » une figure pleine, un rien bovine, où ne s'inscrivait aucune surprise. Elle s'essuya les mains à son tablier :
- Vous voulez dire qu'il est saoul ? Ça lui arrive souvent d’puis la mort d’sa pauv’femme ! Surtout quand la maison n’a point d’chalands[19] ! Y a qu’à l'laisser dormir sur son banc ! Demain y s'ra frais comme un gardon et l'aura tout oublié. C'qui est mieux pour lui. C’t’un si brave homme !
- Justement je ne veux pas le laisser ainsi ! Donnez-moi un coup de main et on va le mettre dans son lit !
- Ça s'ra comme vous voulez, M'sieur !
La chambre étant située au rez-de-chaussée, le trajet ne fut pas long. Alban déposa l'aubergiste sur son lit, proposa à la femme de l'aider à le déshabiller mais elle refusa. Il lui mit alors une pièce d’argent dans la main et se retira dans son propre logement où il retrouva Jacquemin qu’il avait envoyé faire un tour en ville après son souper. Ledit tour en ville consistant surtout à reconnaître les abords de l'hôtel de Fontenac dont le policier connaissait parfaitement l’emplacement.
Assis sur le rebord de la fenêtre, celui-ci croquait une pomme en contemplant le château royal dont l’imposante silhouette se découpait en force sur le bleu de la nuit. C’était un garçon de dix-neuf ans, brun comme une châtaigne de cheveux, de vêtements et presque de figure, qui possédait le rare talent de se fondre dans le décor où qu’il aille et de passer quasiment inaperçu. Il lui suffisait pour cela de baisser les paupières sur l’extrême vivacité de son regard.
L’entrée de son chef n’interrompit pas sa collation.
- Eh bien ? interrogea Alban en ôtant son justaucorps qu’il jeta sur le lit. As-tu trouvé quelque chose d’intéressant ?
Jacquemin acheva sa pomme et cracha les pépins dans la rue.