- Mais je suis si peu de chose !
- Il a dit « toutes » et vous en faites partie !
Elle disparut sur cette mise en demeure.
Charlotte opta finalement pour la robe verte qu'elle devait à sa tante Claire - que l'on avait rallongée parce qu'elle avait grandi - et que Theobon compatissante agrémenta en lui prêtant une jupe et un « devant » de satin blanc.
- Vous êtes tout à fait mignonne, la rassura-t-elle. Et vous n'avez plus l'air d’un fantôme !
Cela dit elles rejoignirent la suite de Madame et de la petite Mademoiselle. On n’eut pas loin à aller, le rassemblement étant sur la terrasse où l’on se rangea sur deux rangs. Il faisait un temps délicieux sous un soleil qui avait perdu la brutalité de l'été et le ciel était d'un azur profond où voltigeaient ici et là quelques petits nuages blancs, ronds et dodus comme des chérubins. Débarrassée d'elle-même, Charlotte admira sincèrement le panorama magique des pièces d'eau, des bosquets rejoignant le Tapis vert et pour finir le Grand Canal dont l'eau bleue allait si loin qu’elle abolissait l'horizon. En outre, la foule brillante et diversement colorée des invitées offrait un ravissant coup d’œil. Celui en effet d’un parterre de fleurs sur lesquelles on aurait semé des diamants, des perles, des rubis, des saphirs et des émeraudes. Ou alors une volière d’oiseaux exotiques tant les papotages allaient bon train.
Le silence se fit soudain : le Roi arrivait tenant Madame la Dauphine par la main. Légèrement en retrait venaient la reine Marie-Thérèse, Madame et sa fille. Ce fut un festival de révérences.
- Mesdames, dit Louis XIV, je suis fort aise de vous voir toutes !
Puis, comme pour donner le signal du départ, il leva la haute canne enrubannée qu’il tenait dans son autre main. La troupe joyeuse traversa le Parterre d’eau, gagna le bassin de Latone, mère d’Apollon et de Diane, dont la grande vasque de pierre crachait l’eau par des grenouilles, tortues et lézards en bronze. On le contourna pour se diriger vers l’entrée d’un bosquet au centre duquel était une fontaine. Cinq tables y étaient disposées, fleuries et flanquées d’orangers en caisses, nappées de blanc à broderies d’or sur lesquelles on avait disposé tout ce qui pouvait tenter l’appétit et la gourmandise. Autour de ce rond-point où aboutissaient cinq allées s’érigeaient des statues dorées. L’ensemble fut accueilli par des applaudissements unanimes. La fête en vérité était une réussite et son air champêtre enchantait tout le monde. Chacune put se servir et s'asseoir où bon lui semblait cependant que des violons cachés jouaient en sourdine.
Pour la première fois depuis son arrivée à Versailles, Charlotte se sentait bien. Sans doute la magie de ces merveilleux jardins agissait-elle sur elle. Durant la promenade, elle avait marché entre ses amies, Cécile et Lydie, en bavardant à bâtons rompus. L’atmosphère était idyllique. Ces dames semblaient d’excellente humeur comme si l'absence des hommes les libérait d’un poids.
Des hommes, pourtant, il n'en manquait pas mais c'étaient les valets chargés du service. Etant vêtus d’un vert en accord parfait avec celui des arbres, ils se fondaient dans le décor et c’est à peine si on les remarquait.
L’un d’eux ayant offert à Charlotte un verre de limonade, elle leva machinalement la tête et faillit le lâcher en reconnaissant Delalande. D’un coup d’œil impérieux il lui imposa silence et passa à Lydie de Theobon qui n’avait aucune raison de faire attention à lui. Elle bavardait avec Cécile de Neuville. Ce qui laissa à Charlotte le temps de se reprendre.
Que faisait-il à Versailles ? C’était la seconde fois qu’elle voyait Alban sous la livrée d’un domestique, mais là, dans ce décor magnifique et au milieu de toutes ces femmes, elle en fut frappée et en éprouva même de la gêne. C’était stupide parce qu’elle n’ignorait pas les avatars imposés par le métier du jeune homme mais elle ne pouvait s'empêcher de mesurer la largeur du fossé qui les séparait. A la pensée qu'elle s’était laissée embrasser par lui, qu'elle lui avait dit qu'elle l'aimait, elle ressentit de la honte mêlée de douleur. Rien ne serait jamais possible entre un policier et une fille de la noblesse même désargentée comme elle l'était en ce moment. Grâce à Dieu, il ne devait pas l'avoir prise au sérieux... Mais en dépit de ces pensées déprimantes, elle chercha des yeux sa silhouette, élégante jusque sous cette vêture servile ! C'était à pleurer et la joie légère qui l'habitait tout à l'heure s'était envolée...
Elle se tourna vers ses deux amies. Lancées dans leur conversation, elles n'avaient pas remarqué son silence.
La collation prenait fin. La compagnie quitta le bosquet pour gagner le bassin d'Apollon dont le large emplacement allait permettre au Roi de recevoir les remerciements de ses invitées. Perdue dans ses pensées, Charlotte se laissait emmener quand, soudain, Cécile saisit son bras en chuchotant!
- Vite ! La révérence ! A quoi pensez-vous ?
Charlotte revint à la réalité juste à temps pour voir le groupe du Roi et des princesses approcher. Elle pliait les genoux quand elle entendit :
- Qui êtes-vous, Mademoiselle ? Il me semble que je vous ai déjà vue ?
C'était à elle que le Roi s’adressait et elle s’effondra dans son salut. Aussi sa voix fut-elle à peine audible en répondant :
- Charlotte de Fontenac, Sire.
- Vraiment ?
L’étrangeté de la question la releva. Elle put voir alors Mme de Maintenon s’approcher de Louis XIV, lui glisser quelques mots à l'oreille. Immédiatement le royal visage, d’abord souriant, se referma :
- Que me dit-on ? Vous seriez une novice échappée du couvent des Ursulines de Saint-Germain et vous auriez cherché refuge...
La peur rendit son aplomb à la jeune fille. Elle osa rectifier :
- Je n’étais pas novice, Sire ! Simplement, je me suis enfuie en apprenant que, par la volonté de ma mère, je devais faire profession dans cette maison où j’achevais mes études...
- La défunte comtesse de Brécourt vous aurait recueillie, fortifiée dans votre décision d’échapper à la main maternelle ? ! Ensuite vous auriez cherché asile...
- Elle n’a absolument rien cherché, Sire mon frère ! C’est moi qui l’ai prise chez moi à la demande de sa tante et je n’ai eu qu’à m’en louer...
A sa façon directe Madame entrait dans le débat, décidée à y mettre tout son poids et le cœur de Charlotte se fit moins lourd.
- Ensuite, reprit le Roi, vous l’avez jointe, pour plus de sûreté, aux femmes de ma nièce, Sa Majesté la reine d’Espagne à qui il paraîtrait qu’elle se soit dévouée... au-delà de ce qui était séant pour une fille d’honneur. Cela lui a valu d’être rappelée en même temps que l’une de ses compagnes je crois ?...
- Moi, Sire, fit courageusement Cécile. Et j'ajoute, si le Roi le permet, que nous n’avons fait qu’obéir à Sa Majesté !
Mme de Maintenon se tourna à nouveau vers le Roi, lui murmura quelque chose en regardant Charlotte. Ce qui eut le don d’exciter la colère de la marquise de Montespan. Elle s’écria :
- Je me demande, Sire, quelle est la raison ténébreuse qui anime Mme de Maintenon contre cette jeune fille ? Qu’a-t-elle donc à lui reprocher ? D’être belle et d’offrir une ressemblance avec cette pauvre La Vallière ?
- Mme de Fontenac s'est venue plaindre à moi. Devrait-on ignorer la douleur d’une mère bafouée plus encore que le Seigneur Dieu ?
- La douleur d’une mère ? Laissez-moi rire, lança Madame. Mme de Brécourt, persuadée que cette femme a empoisonné son époux, ne m’en a rien laissé ignorer.