- Buvez un peu mon ami ! Cela vous soulagera !
Simultanément, elle faisait signe à Charlotte de l’aider à soulever le buste du malade pour qu’il pût se désaltérer plus commodément. Il trempa ses lèvres puis fit la grimace :
- Pouah ! Ça vient d’chez ces faillis chiens d’Espagnols! Faudrait voir à me trouver autre chose, ma fille ! J’suis un vieux soldat...
- De Rocroi, je sais mais vous devriez...
Un nouvel accès lui coupa la parole et, brusquement, le malade vomit sur la main de Marie-Thérèse. Ce que voyant, une religieuse accourut, horrifiée :
- Doux Jésus, Votre Majesté ne devrait pas faire ces choses ! La voilà toute souillée...
- C’est sans importance, ma sœur. Il faudrait essayer de mettre plus au propre ce pauvre homme. Allez me chercher ce qu’il faut ! Nous le changerons ensemble !
Elle se relevait en reposant sur son grabat le vieux qui avait cessé de tousser et qui la regardait avec stupeur :
- C’est y pas Dieu possible que vous êtes... la Reine ?
Elle lui sourit gentiment :
- Ici je ne suis plus la Reine mais vous, vous êtes toujours un soldat du Roi et cela vous donne droit à tous mes soins.
- Hé ben, hé ben ! C’est pas pour dire mais j’aurais eu d’la chance puisque si j'en réchappe, j’pourrai dire qu'j’ai été soigné" par la reine de France.
J'suis sûr qu’le Roi peut pas en dire autant !
- Non... Il ne peut pas en dire autant... et je le regrette.
A la suite de ce jour, elle avait emmené Charlotte de préférence aux autres femmes :
- Vous savez regarder la misère en face et vous n’avez pas peur de vous salir les mains.
- J’aurais honte de me montrer plus difficile que Votre Majesté, mais comment fera-t-elle quand la Cour sera définitivement installée à Versailles. A moins qu’il ne s’y trouve un hôpital ?
- Non. La ville n’est pas achevée. Je continuerai à venir ici : ce n’est pas si loin.
- Mais la Reine risque sa santé. Le Roi le permet-il ?
- Non. Naguère encore lors de mes visites, avec Pierrette et une de mes dames, celle-ci n’avait rien de plus pressé que courir chez le Roi lui expliquer que je mettais en danger ma vie et celle de toute la Cour. Il me l’avait interdit. Mais cela n’empêchait pas mes visites sous un déguisement et je n’ai plus emmené aucune de ces dames. Seule Maria de Visé a le dévouement de m’accompagner. Maintenant vous êtes là et je crois que vous accepterez sans trop de peine de m’assister à tour de rôle avec Maria ?
- Ce sera une joie pour moi, une façon de remercier la Reine de m’avoir sauvée. J’avais tellement peur de n’être utile à rien !
Marie-Thérèse se mit à rire :
- Il est vrai qu’à l’exception des livres de piété, nous ne lisons guère, mais vous oubliez qu’avec vous je peux parler ma langue natale et c’est sans prix !
Par la suite, Charlotte devait apprendre que la charité de Marie-Thérèse ne s’arrêtait pas à l’hospice de Saint-Germain. Elle avait aussi fondé à Poissy une maison d’accueil pour les scrofuleux, ces porteurs d'écrouelles que l’onction du sacre donnait au Roi le pouvoir de guérir. Sans compter les secours aux pauvres, les dots des filles dépourvues et d’autres aides encore offertes dans la plus grande discrétion afin de ménager la fierté de ceux qu’elle aidait. Sa cassette n’y suffisait pas toujours, surtout quand elle avait perdu au jeu. C’était là, en effet, son point faible : elle aimait jouer tout autant que boire du chocolat. Alors il lui fallait faire appel à son époux qui ne se faisait pas trop tirer l’oreille, conscient des sommes fabuleuses qu’il dépensait pour ses maîtresses, ses plaisirs et ses bâtiments. Mais lorsqu'elle gagnait, sa générosité ne connaissait pas de bornes !
Ce jour-là, aux approches du crépuscule, on rentrait de l’hôpital et comme d’habitude on passait devant la maison natale de Charlotte. A ce moment la jeune fille se rejetait en arrière dans la voiture pour éviter de voir et d’être vue. Jusqu’à la mort de son père, elle y avait vécu heureuse et craignait l’assaut des regrets stériles. Mais cette fois non seulement elle se pencha à la portière, mais demanda même la permission de descendre.
- Le château n’est pas loin et je rentrerai à pied, dit-elle.
- Vous ne voulez pas que nous vous attendions ?
- Grand merci, Madame, mais c'est inutile. Votre Majesté est en retard et il ne faut pas contrarier le Roi. Cette maison est celle de mon père et il s’y présente quelque chose d'inhabituel.
En effet, le portail était grand ouvert et Charlotte avait pu apercevoir dans la cour un groupe de domestiques apeurés regardant aller et venir des hommes qui ne pouvaient être que des policiers parce que, debout au milieu d’eux, Alban Delalande commandait la manœuvre. Toutes les portes et les fenêtres étaient ouvertes en dépit du froid et des gardes de la Prévôté qui faisaient circuler les curieux.
- Ne vous attardez pas alors ! recommanda Marie-Thérèse. Je voudrais savoir moi aussi...
Déjà Charlotte sautait sur le sol, franchissait le portail et courait vers Alban. L’un des gardes voulut lui barrer le passage mais elle le repoussa :
- C’est ma maison et M. Delalande me connaît !
Mais celui-ci vint à sa rencontre, la prit par le bras et l’entraîna vers le fond de la cour :
- Vous avez décidément l’art d’arriver quand on n’a pas besoin de vous ! Qu’est-ce que cette voiture ?
- La Reine est dedans, souffla-t-elle, et vous feriez mieux de vous en occuper ! Discrètement s'il vous plaît !
A l'évidence, la foule des curieux s'épaississait et gênait l'avancée des chevaux. Le passage fut vite rétabli. Sur l’ordre du jeune homme les piques des gardes dégagèrent le chemin et l’attelage s’éloigna. Alban revint vers Charlotte :
- C’était réellement la Reine ?
- Je ne vois pas pourquoi je mentirais. Evidemment c'est elle ! Nous sortons de l’hôpital où elle se rend chaque semaine. Et maintenant me direz-vous ce que vous faites chez... mon père ?
Elle allait dire chez moi mais pensa que ce n’était plus vrai depuis longtemps. Il comprit, sourit et la fit asseoir sur une marche du perron où il appuya un pied :