- Il y a deux jours, j’ai arrêté les assassins de Mme de Brécourt !
- Ce n’est pas possible ! Comment avez-vous fait ?
- Grâce à Jacquemin, mon second. Dans un cabaret de l’île Notre-Dame il a remarqué un homme en train de vendre un bijou à un autre. Or, ce bijou, un bracelet orné de camées, correspondait à l’un de ceux qui ont été volés sur le corps de votre tante...
- Comment saviez-vous ce qu'elle portait ce jour-là ?
- Une certaine Marguerite, gouvernante au château de Prunoy, nous les a décrits minutieusement. Jacquemin n’a pas lambiné : quelques minutes après l’individu était appréhendé et conduit au Châtelet où il n’a pas été très laborieux de lui faire donner le nom de ses complices. Ils étaient quatre que nous n’avons pas eu de difficultés à retrouver, mon ami Desgrez et moi. Ils sont tous sous les verrous et cela a été un jeu d’enfant pour M. de La Reynie d’obtenir qu’ils racontent leur histoire. C’est La Pivardière qui les a soudoyés...
- Et... ma mère y est impliquée ?
- Ils n’en ont rien dit. Ce qui est normal : ce n’est pas l'affaire d'une dame de recruter des tueurs. Ce qui ne signifie pas qu'elle soit innocente ! Je pense savoir où trouver la preuve qu’elle a empoisonné votre père...
- Mon Dieu ! Gémit Charlotte. Ainsi ma pauvre tante avait raison ! Et où est cette preuve ?
- Ici. Malheureusement, n'ayant pas de charges contre Mme de Fontenac, je n'ai aucun moyen de m'en assurer. D'autant plus qu’elle s'est retirée dans la pièce même où cela doit se trouver.
- Ma mère est ici ?
- Je viens de vous le dire ! En comprenant que je venais épingler La Pivardière, elle a jeté feu et flammes puis est allée s’enfermer après nous avoir insultés en ajoutant que nous le chercherions en vain parce qu’il n’était pas là. Et de fait, nous avons fouillé de fond en comble sans rien trouver. Sauf, dans sa chambre, que nous a indiquée l’intendant, quelques objets lui appartenant... mais qui pourraient aussi bien appartenir à n’importe qui. Nous nous apprêtions d’ailleurs à partir...
- Ce qui m’échappe c'est que vous dites qu’il y a une preuve contre elle cachée dans la librairie et que vous lui ayez permis de s’y enfermer. Et si elle y cachait justement La Pivardière ?
- Je l’ai déjà visitée. Pourquoi ? Y aurait-il un passage secret ?
- Pas dans la librairie. Il ouvre sous l’escalier et mène hors les murs de la ville en descendant jusqu'au bas du plateau...
- Qu’attendez-vous pour me le montrer ? C’est par là sans doute qu’il s’est enfui...
On rentra dans la maison mais Charlotte eut beau actionner à plusieurs reprises le mécanisme que son père lui avait montré pour l’amuser, il lui fut impossible d’ouvrir :
- Ce doit être bloqué de l'intérieur ! Soupira-t-elle.
- Et vous savez à quel endroit il débouche dans la campagne ?
- Non. Mon père a refusé que j’y descende : il disait que l’escalier creusé à l’époque des guerres de Religion était devenu extrêmement dangereux avec l’usure du temps et il m’avait fait promettre de ne jamais essayer...
- Il aurait mieux fait de ne pas vous le montrer alors.
Sur ces mots Charlotte prit feu :
- Qui êtes-vous pour vous permettre de juger mon père? Il était l’homme le plus merveilleux, le meilleur de la terre ! Je l’aimais ! s’écria-t-elle la voix enrouée par les larmes.
- Ah oui ?... Il serait sans doute grandement fier aujourd’hui s'il pouvait voir sa fille acoquinée avec les argousins de la police !
Sans que l’un ou l’autre l’eût entendue venir, Marie-Jeanne de Fontenac se tenait en retrait d’eux, les bras croisés sur la poitrine, le mépris à la bouche...
Si elle fut surprise, la jeune fille se reprit instantanément :
- Ma mère ! riposta-t-elle, rendant insolence pour insolence. Croyez-vous qu’il serait plus fier d’apprendre que son épouse n’a cessé de le trahir et lui a non seulement donné la mort, mais, pour employer votre langage, s’est acoquinée avec l'assassin de sa sœur ?
Il y avait longtemps que les deux femmes ne s’étaient vues puisque lors de sa fuite des Ursulines près d’une année s’était écoulée depuis leur dernière rencontre. Elles se redécouvraient en quelque sorte. Charlotte gardait le souvenir d’une jolie femme très parée, tirée à quatre épingles dans des toilettes roses ou bleu pâle qu’elle déclarait convenir à sa carnation de blonde, les cheveux brillants comme de l’or. Mais le temps avait coulé, détruisant cette espèce de vernis soyeux qui - Charlotte n’en savait rien ! - avait tenté un jour l’appétit facilement en éveil de Louis XIV. Restaient les yeux dorés autour desquels la peau cachait sous un pied de crème et de poudre ses flétrissures et une couperose due à un penchant marqué pour la bouteille en voie de développement. Des rides apparaissaient et un pli amer marquait la commissure des lèvres autrefois si fraîches. Mais se voulant proche de la mode, elle portait - Avec élégance - une robe de beau velours outremer brodée d’or et réchauffée d’un mantelet assorti. Des bagues bosselaient ses mitaines de dentelle blanche comme la fontange filigranée d’or qui la coiffait.
De son côté, Marie-Jeanne détaillait avec colère cette grande jeune fille mince dans de modestes mais chauds vêtements de laine brune et de batiste blanche qu’embellissaient son teint de fleur, ses magnifiques cheveux blond argent et les longs yeux verts qu’elle tenait de son père.
Debout entre les deux, Alban les dévisageait l’une après l’autre en se demandant si le fait qu’elles fussent mère et fille était vraiment crédible. Mme de Fontenac cependant reprenait le combat :
- Comme c’est facile d’accuser à tort et à travers sans la moindre preuve ! Vous mériteriez le fouet pour cela mais cela pourrait venir un jour... prochain sans doute quand on vous aura enfin enfermée dans le sévère couvent qui vous attend.
- Ne rêvez pas, Madame. Je suis à la Reine !
- On me l'a dit, en effet, mais je pense qu'elle a déjà dû vous chasser puisque je vous trouve en telle compagnie et habillée en conséquence. Vous couchez avec cet homme je suppose ? Un beau mâle d'ailleurs !
Charlotte prévint la réaction, qu’elle craignait violente, d’un geste de la main :
- Ne mesurez pas les autres à votre aune, Madame. Vous l’auriez fait peut-être. Moi pas, je me contente de lui devoir la vie. Quand à mes vêtements, ils sont conformes à ce que l’on doit porter quand on accompagne Sa Majesté dans ses visites à l’hospice. En revenant j'ai vu l'agitation qui règne ici et j'ai demandé la permission de descendre de voiture. Ce que la Reine a eu la bonté de m'accorder. Souffrez à présent que je retourne à mes fonctions...
On s'en tint là. Jacquemin, qui venait de mener les investigations dans les caves et les dépendances, effectuait sa réapparition. Poussiéreux et visiblement mécontent :
- Rien, Monsieur ! fit-il sobrement.
Marie-Jeanne éclata d'un rire hystérique :
- Vous l'ai-je assez dit ! M. de La Pivardière est seulement un ami qui me rend visite de temps en temps et votre intrusion" est inqualifiable. Cette fouille d’une noble demeure va vous coûter fort cher, jeune homme ! Je vais porter ma plainte...
- Si j'étais vous, Madame, je me tiendrai tranquille. La ville entière sait que La Pivardière est votre amant et qu'il vit ici... ainsi que j'ai pu le constater lors du dernier incendie. Je ne peux rien contre vous ce soir mais il peut en aller autrement demain. De toute façon, cet hôtel restera sous surveillance et vous voudrez bien vous rappeler qu'abriter un criminel recherché par la justice revient à se faire sa complice et pourrait vous valoir la Bastille... Mademoiselle de Fontenac, je vais vous faire ramener au château. Toi Jacquemin tu prends soin de Madame. Il y a là une banquette où elle peut s'asseoir. Je t’envoie Léonard et Dulaurier pour éviter qu’elle ne te brûle la politesse...