- Je vous ai donné la meilleure des épouses, mon frère. Ayez-en quelque soin !...
Incontestablement Versailles avait fait de gros progrès depuis que Charlotte l'avait vu. L’aile du Midi était achevée ainsi que les Grands Appartements et la chapelle[24]. Pourtant des centaines d’ouvriers s’activaient encore aux terrassements, aux réservoirs et à la nouvelle Orangerie. Les jardins étaient terminés mais c’était à présent au parc que l’on travaillait. On y apportait des chênes, des conifères, des sycomores, des tilleuls, des marronniers, six mille ormes et quatre millions de « pieds de charmille » arrachés à la forêt de Lions en Normandie.
Quoi qu’il en soit, l’éblouissement fut total quand, après l’entrée triomphale saluée par les trompettes et les tambours, on découvrit les Grands Appartements. Celui de la Reine arracha à celle-ci une exclamation :
- Oh ! Que c’est beau !
Ensuite, les mains jointes devant sa bouche pour endiguer son enthousiasme, elle parcourut ce qui devenait son domaine: le magnifique escalier de marbre polychrome séparant la salle des Gardes de l’Antichambre suivie de la Chambre, étourdissante avec la barrière d’argent séparant le lit du reste de la pièce, ses sièges d’argent couverts de brocart, ses meubles de bois rares, ses tapisseries parfilées d’or, les peintures de son plafond représentant les reines de l’Antiquité, ses tapis de soie, ses moulures d’or, ses bronzes dorés, ses lustres chargés de cristaux et tout ce qui pouvait séduire une femme en chantant la gloire de son époux. Cette gloire omniprésente dans le palais grâce au pinceau prestigieux de Le Brun ou de Mignard - subtilisé à Monsieur ! - et à l’art des bronziers. Partout des marbres de couleurs et de provenances différentes, carrare, brocatelle, turquin, cipolin, sans oublier les onyx, les malachites, les lapis-lazuli et l’or, encore de l’or, toujours de l’or. Et puis les énormes lustres en cristal de roche pendus aux plafonds, très hauts, qui parachevaient l’élégante richesse de l’ensemble. Inutile d’ajouter que, chez le Roi, c’était encore mieux.
Le premier éblouissement passé, chacun, à l’exception de la « famille », des favorites et des Grands Offices, se mit à la recherche de son logement. Charlotte et les femmes n’eurent pas à aller bien loin : elles habiteraient des petites pièces d’entresol donnant sur une cour intérieure. Elles furent émerveillées par la splendeur du palais mais un peu effrayées par ses dimensions et les vastes espaces qu’elles découvraient. En outre elles regrettaient à l’unanimité le bon vieux Saint-Germain où l’on se sentait tellement chez soi ! La Reine elle-même, s’apercevant que la future galerie des Glaces reliant son appartement à celui de son époux n’était pas encore praticable - elle était bâtie mais loin d’être achevée -, s’en montra contrariée. D’autant plus que ceux de Mme de Montespan et de Mme de Maintenon étaient du côté du Roi ! Mais elle fut tout de suite emportée par la série de fêtes et de réjouissances diverses qui marquèrent pour le château et pour la ville l’installation définitive... On en profita pour établir la liste des plaisirs réguliers. Il y aurait comédie trois fois la semaine, bal tous les samedis et les trois autres jours musique et chant à partir de six heures du soir. Sans oublier évidemment le jeu auquel on s’adonnerait... quasi quotidiennement.
De son précédent séjour à Versailles, Charlotte gardait un souvenir relativement serein. Sans doute parce qu’elle s’y trouvait un peu à l’écart de la Cour proprement dite. Les appartements de Madame, pour être splendides, n’étaient pas - et de beaucoup ! - les plus fréquentés, la Palatine n’ayant aucune des qualités qui font les astres, telles que les possédait l’exquise et fragile Henriette d’Angleterre. Sachant que le Roi l’aimait bien et partageait avec elle les plaisirs violents de la chasse, on la ménageait. Elle avait ses fidèles comme en avait aussi la Reine. Mais la majorité des courtisans fréquentait plus volontiers - outre les appartements sacro-saints du Roi - ceux des favorites. Après La Vallière, il y eut Montespan puis Fontanges et à présent Maintenon, encore que cette dernière refusât le plus souvent les rayons du soleil pour s’en tenir à un éclairage plus discret.
Cette fois Charlotte se retrouvait en pleine lumière de par les dispositions du palais où la Reine occupait la place qui lui revenait de droit. En même temps s’instaurait une étiquette soigneusement mise au point par Louis destinée à se déifier lui-même tout en jugulant les mouvements et aspirations des quelque cinq mille personnes civiles et dix mille militaires que renfermait dorénavant sa résidence. A considérer cette foule et l'apparat dont s'entourait le Roi, la jeune lectrice en vint à penser que le plan imaginé par Mme de Montespan en vue de faire obstacle à celle qui s’affirmait de jour en jour comme sa rivale était proprement irréalisable. Parée ou non de robes brillantes, elle n’avait aucune chance, au milieu de cette multitude chamarrée et dorée sur tranche, de retenir ne serait-ce qu'un instant le regard royal et, si beaux qu’ils soient, les jardins de Saint-Germain ne pouvaient se comparer à leurs sublissimes successeurs, d’où était bannie toute idée d'intimité... Elles étaient bien finies les promenades du petit matin sur lesquelles comptait Charlotte. Elle n'était plus qu'une infime marionnette perdue dans la masse des figurants d'un gigantesque théâtre...
Cependant, elle n’eut guère le loisir de s’appesantir sur sa déception. A peine était-on installés qu’une violente tempête s'abattait sur une cour encore mal remise de l'Affaire des poisons. La colère du Roi, la plus violente qu'il eût jamais exprimée, s’abattait sur la confrérie que Madame avait si durement appris à redouter...
Quelques mois avant l’emménagement à Versailles, quand la Chambre ardente venait de clore ses travaux, le Paris nocturne avait été le théâtre d’une abominable scène de débauche. Une nuit, après avoir mis à mal le bordel de la rue aux Ours, quatre jeunes seigneurs, ivres comme toute la Pologne, avaient envoyé chercher un petit marchand d’oublies, assez joli garçon, et avaient voulu le soumettre à leurs jeux. En voyant qu’il s’y refusait, ils lui tranchèrent les parties génitales et le laissèrent mourir dans un bain de sang. Les incriminés étaient le duc de la Ferté, le marquis de Biran, le chevalier de Colbert fils du ministre et le jeune d’Argenson. L’horreur d’un tel forfait secoua Paris qui cria vengeance. Informé dans les heures qui suivirent, Louis XIV voulut d’abord faire exécuter les coupables mais finit par céder aux prières de leurs familles en se contentant de les priver de leurs charges et de les bannir de la Cour. Colbert fut le seul à réagir comme il convenait et administra à son fils une raclée qui le laissa à moitié mort sur le carreau...
Dans ce début d’été, une seconde affaire analogue ramena l’attention du Roi sur ce que l’on appelait « la mode d’Italie ». Et cette fois déchaîna sa colère parce qu’elle lui fit prendre conscience qu’il ne s’agissait plus de cas isolés mais que la confrérie comptait de plus en plus d’adeptes. Paris une fois de plus servit de cadre au crime. Une bande d’ivrognes appartenant tous à la Cour avaient festoyé dans une élégante maison de prostitution et prétendaient soumettre les filles à leurs pratiques. Comme elles s’y refusaient, ils en prirent une par force, la plus belle, et l’ayant attachée par les bras et les jambes aux colonnes du lit, lui introduisirent dans ce qu’on leur refusait une fusée à laquelle ils mirent le feu, après quoi, incommodée sans doute par les cris de la malheureuse, la bande courut les rues toute la nuit, brisant les lanternes, éventrant les boutiques, maltraitant les passants attardés et, pour finir, n’ayant pu réussir à incendier le Petit-Pont, ils en arrachèrent le crucifix et le brûlèrent...
Cette fois le Roi chassa publiquement les coupables et leurs commensaux habituels sans regarder à la naissance ou à la réputation. Ainsi partirent le prince de Turenne et le marquis de Créqui, et Sainte-Maure et Mailly et La Caillemotte, et le vidame de Laon - un La Rochefoucauld ! - et le prince de La Roche-sur-Yon, frère du prince de Conti, et d'autres encore, mais le comble de l’horreur fut atteint par Louis quand il sut qu'un de ses fils, le jeune comte de Vermandois, né de ses amours avec Louise de La Vallière, s’était laissé prendre au piège du chevalier de Marsan, frère du Grand Ecuyer de France, le comte d’Armagnac. Interrogé par son père, le gamin - il n’avait pas quinze ans ! - avoua tout ce qu’il savait. Entre autres que Marsan avait fait une tentative sur le Grand Dauphin, qui d’ailleurs ne s’était guère montré enthousiaste.