Tout est inerte, désert, cruel et surchauffé. À ébullition, tu vois ? Les boutiques sont fermées et tu croirais débouler dans une cité vidée par une quelconque peste de grande envergure.
Le Gravos dépose son pétard majuscule sur un amoncellement de gros tuyaux destinés à une future canalisation dans laquelle coulera je ne sais quoi, mais en tout cas pas de l’eau.
Mon ami soupire :
— Tu veux qu’j’vais t’dire un’ chose, Tonio ? J’ai tant tell’ment soif, qu’ j’écluserais jusqu’à d’la flotte si je pouvais.
Cet aveu consenti, pour la première fois depuis que nous nous connaissons, me remue le nerf d’apitoyage.
— On va s’occuper de nos gosiers, Gros. Nous ne sommes pas en plein Sahara, mais dans une ville de quatre-vingt mille habitants !
Il soupire :
— J’m’demande où qu’y z’habitent, les habitants : on n’voye personne.
— Tu as parlé trop vite, assuré-je (sur l’avis), car j’aperçois quelqu’un.
Il regarde ma désignance et, comme moi, doute de ses Saint-Saëns. Le quelqu’un annoncé, contrairement à ce que tu serais en droit de croire sans payer la moindre taxe à la crédulité, n’est pas un robuste Noir, mais un vieux Blanc. À l’autre extrémité de l’esplanade désertique, debout à l’ombre d’un arbre équivoque, aussi feuillu qu’une arête de hareng saur, cet homme chenu peint. À n’y pas croire ! Son chevalet est dressé, son matériel à barbouille entreposé sur une table pliante. Indifférent à l’abominable chaleur de ce midi presque équatorial pour son âge, il peint. De blanc maculé vêtu, l’artiste. Pantalon de toile, veste enfilée à même la peau et largement ouverte sur une poitrine garnie de poils blancs ; coiffé d’un chapeau de paille à larges bords ; des lunettes ovales, à monture d’acier, perchées au bout de son nez-bec ; barbu d’être mal rasé, si je puis dire (et ce n’est pas toi qui m’en empêcheras !) il se consacre à son œuvre, un bout de langue pointée à travers ses poils.
Notre survenance ne le trouble pas. Il est perdu au fond de son tableau, comme au fond d’un rêve aux doux méandres.
Je regarde le chef-d’œuvre.
Mon étonnement va pain-aux-raisins (ou croissant, si tu aimes les clichés). Car ce n’est pas la place dégoulinante de soleil qu’il peint, mais un paysage des bords de Seine, style Chatou ou Bougival, plein d’eau et de son corollaire la verdure, avec des maisons aux toits d’ardoise, des fleurs, des péniches, des arbres moirés par le vent… Je ne suis pas un forcené de la barbouille figurative, crois-je t’avoir souvent dit au paravent chinois, mais force m’est de reconnaître la qualité de cette toile.
— Pardon de vous importuner, dis-je, votre peinture est de qualité, monsieur. Vous êtes français, je gage. Car ce paysage, lui, l’est de façon indéniable.
Le vieillard (pas loin de quatre-vingts bougies aux prochains ananas) s’arrache de son œuvre, lentement, comme d’un cul après une éjaculation dûment retardée.
Il nous prend conscience et nous gratifie d’un hochage de tête.
— Bien sûr, bien sûr, français, répond-il.
De sa paluche tenant le pinceau, il dégage deux doigts qu’il nous tend pour une mini-poignée de main.
— Gauguin-Dessort, se présente-t-il. Dessort est mon vrai nom, Gauguin mon pseudonyme.
Montrant le chevalet, je ne puis m’empêcher de questionner :
— Comment se fait-il que vous supportiez une température avoisinant cinquante degrés pour peindre un paysage qui n’a rien à voir avec votre environnement ?
Il cligne de l’œil.
— Parce que je suis le maître de l’école antinomique, cher monsieur. Je pars du principe que l’inspiration est stimulée par un intense besoin de ce qui vous échappe. Lorsque j’habitais Maison-Laffitte, je ressentais un appel si aigu du continent africain que je le peignais depuis ma roseraie. À force de me le rendre enchanteur, j’ai fini par m’y fixer. Et à présent, je suis pétri de la nostalgie de l’ancienne et regrettée Seine-et-Oise. C’est au milieu de cette fournaise qu’elle me vient avec le plus d’acuité.
— Passionnant. Mais, ici, à qui vendez-vous vos toiles ?
Le vieux rebiffe.
— Sachez que je ne vends pas, monsieur ! J’accumule. Tout comme Van Gogh, je n’ai vendu qu’une seule toile dans ma vie, mais les circonstances firent que je décidai de ne jamais réitérer une telle infamie, ma famille m’ayant laissé de quoi vivre et mourir en me passant des autres.
Une colère rétrospective le fait trembler. À son âge, un rien vous fait, déjà beau qu’il ne sucre point naturellement.
Intéressé comme toujours par les êtres pittoresques qui échappent à la communauté mortelle, je le presse de nous révéler, là, en pleine chaleur, alors que j’ai un tueur à fouetter, les circonstances entourant la fameuse vente. Mais, sachant que la plupart d’entre toi est friand uniquement d’action et déteste mes digressions vouaseuses, je te sépare la partie intéressée, de manière que tu sautes à pieds joints le passage en question, lequel soit confié entre nous, est rudement scatologique une fois de plus, car, à l’image de l’humanité, mon œuvre est bâtie sur la merde, ce qui m’évite d’avoir à me présenter aux académies et de fréquenter les salons où l’on se fait chier et où le caviar n’est même pas du vrai caviar.
Bon, je commence… Saute, mon pote ! Saute !
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M. Gauguin-Dessort nous explique comme quoi, à ses débuts de barbouilleur, il était plein d’illuses, cubiste sur les bords, hardi, insolent, tout bien comme on doit être quand on démarre dans ce noble art de la peinture. Il réussit à participer à une exposition de jeunes loups dans une galerie parisienne. Par chance, la critique qui éreinta l’Exposition fit exception pour lui, signalant ses qualités de ceci-cela, nanananère, charabia habituel, le plus abscons possible, toujours en matière picturale, tu remarqueras. Certains auteurs daubent sur les critiques littéraires ; eh ben, mon vieux, que diraient-ils s’ils avaient affaire à des critiques de peinture ? Les critiques littéraires, eux, au moins, écrivent intelligiblement, alors que les autres se croient obligés de faire des vers libres pour causer d’un tableau, ces manches ; toujours toujours. Essaie de lire une préface de catalogue raisonné, ou bien le texte d’une invitation à un vernissage et tu comprendras ta douleur. Tout cela, je l’ai déjà dit ailleurs, mais je le répéterai car il est des clous sur la tête desquels il ne faut pas avoir peur de taper.
Donc, à cette expo, Gauguin-Dessort est le seul à tirer son épingle du jeu, comme il est dit dans les écritures des lavedus. Pour le coup : jalousie aiguë des copains qui se sont fait impitoyablement étendre. L’un d’eux, le plus aigri, se livre à une vengeance mesquine : ayant lu l’article, il se fout le doigt dans le cul en revenant à la galerie, et dépose une brune virgule sur l’œuvre de notre nouvel aminche. Ses potes, séduits par la qualité de cette réaction, en font autant, et voilà que la toile exposée par Gauguin-Dessort se met à ressembler à un mur de chiottes publiques.
Gauguin-Dessort se pointe. Il est effondré. Sans voix de trop d’indignation, les bras pendants comme toutes les bites de l’Institut. À ce moment, un visiteur étranger, acheteur éminent pour le compte d’un musée de Berlin, tombe en arrête (il était pédé) devant l’œuvre emmerdée. Il se met à égosiller que c’est « schön » (et ça ne sait pas), que c’est ultra « wunderlich », « kolossal » et autres, bref, il achète sans discuter le prix et court emporter le chef-d’œuvre dans les Allemagnes de merde. Hilarité générale, emboîtage des petits copains, Gauguin-Dessort s’enfuit, envoie les sous de la vente pour le petit Noël des vidangeurs parisiens et jure qu’on ne l’y prendra plus et que, désormais il sera figuratif et peindra pour lui seul.