Dedieu, la sale frime ! Une bouille de fumier pareille, ça équivaut à de la franchise. Il me braque de ses trois yeux noirs : son regard et l’orifice de sa pétoire. Chose étrange et incommodante, ses falots sont gris acier, mais le regard qu’ils distillent est plus noir que l’encre de Chine dont on fait les estampes japonaises.
Déjà, à Sassédutrou, ils m’ont fait froid dans le dos, sous les bras, dans la périphérie rectale et entre les orteils, ces vilains quinquets, lorsque l’homme me braquait dans le poste de garde avec l’intention bien arrêtée de me mettre au régime du passé simple.
Il s’approche du lit tout en gardant son arme dirigée vers mon irremplaçable personne. Même quand il regarde Arabella et lui palpe la tête, il continue de me tenir en joue.
S’étant assuré que la fille vit toujours, il fait un signe aux Noirs. Les deux balèzes vont au lit, dégagent le drap de dessus, et saisissent celui de dessous par ses quatre coins pour en confectionner une espèce de hamac dans lequel ils évacuent ma pensionnaire.
« San-Antonio, me dis-je, là s’interrompt ta brillante carrière. »
Comment en serait-il autrement ?
Je suis bœufé dans un fauteuil, sans arme, engourdi, ahuri, dépassé. Et l’autre, l’implacable, se tient debout, à deux mètres de moi, son feu fixé sur ma poitrine. Je sais déjà que lorsqu’il pressera par deux fois la détente de son arme, ses bastos me feront éclater le cœur. Car pour cet homme marginal, le cœur, c’est uniquement cela : une cible ! Une simple cible qu’il touche à tout coup.
— Dites, Stromberg, murmuré-je, ça vous ennuierait, avant de me plomber, de m’expliquer à quoi sert l’objet mystérieux que vous êtes allé récupérer chez les saltimbanques du cul ? Si vous me le dites, en revanche, je vous dirai comment nous avons eu vent de son existence.
Mais autant s’adresser à une borne kilométrique, à un paysan gallois, à un suspensoir, à la photo couleur de Louis X le Hutin, à une motte de saindoux, voire même à une préposée des pététés : Stromberg ne réagit pas. Aucun mot, aucun rictus, nul frémissement. La seule chose qui bouge en lui, c’est l’index de sa main droite. À peine : d’environ trois ou quatre millimètres. Cette fois, j’en suis à peu près certain, il ne tire qu’une fois. Et la détonation est molle. Je m’engloutis en moins de temps qu’il ne m’en faut pour te l’écrire, dans une totale inconscience, après avoir franchi un tunnel noir et glacial.
Dégueule-t-on au paradis ?
T’offusque pas. C’est une simple question que je pose à qui peut y répondre, commako, en passant.
Crois-tu que si j’écrivais à Jean-Paul II pour le lui demander, il me renseignerait ?
Le plus simple, dans le fond, ce serait d’acheter une table tournante pour questionner les potes de l’Au-delà.
Au-delà de quoi, à propos ? L’expression m’a toujours perplexé. Ils disent « l’autre monde ». Y a pas d’autre monde ; il n’y en a qu’un avec la Terre, les astres, la vie, la mort, le connu, l’inconnu. C’est ça : LE monde ! Le monde c’est TOUT. C’est toi, moi, Dieu, un coq de bruyère, une sardine à l’huile, une touffe d’orties, la planète Mars, la cinquantième galaxie à gauche quand on sort de la gare.
Mais bon, ça ne répond pas à ma question : dégueule-t-on au paradis ?
Probablement pas, hein ?
En ce cas ça indiquerait que je ne suis pas mort puisque me voilà à accrocher les wagons sur le plancher, me ratiboisant l’estom’, la boyasse, tout bien, raclant les fonds de tiroir, me frottant l’entraille à la toile émeri. Dès qu’un spasme se calme, un autre naît, se développe, et voilà que j’appelle Hugues, Arthur, Olga, toute la famille Machin, comme un lionceau appelle sa vioque, vraôum, vrâouff ; beurg, rebeurg et dix de der.
Bongu, ce nettoyage de printemps ! Me v’là vide comme un sifflet qui a perdu la boule. Je parviens à me relever. Une odeur dégueu flotte dans l’air à la ronde. Ça fouette l’œuf pourri et pire encore.
« Un gaz, me dis-je. Stromberg m’a virgulé un gaz anesthésiant surchoix qui te fait perdre conscience en deux secondes. Pourquoi ne m’a-t-il pas trucidé ? Il a bien tenté de le faire à Sassédutrou ! Note que je ne lui en veux pas d’avoir changé d’idée. »
Je me traîne, plié en deux, en quatre, en douze, jusqu’au couloir. Ali est en train de dégobiller ses tripes, lui aussi.
De même, au salon, que le peintre et son cheptel. Tout le monde va au refile. Rrraoum ! Chpleug ! Avec ses intonations propres, sa manière. Le style, c’est l’homme !
Je propose de l’eau gazeuse à la ronde, mais ils sont trop dans les fusées ardentes, les uns et z’autres, pour se permettre d’ingérer quoi que ce soit.
Personnellement, j’essaie d’une lampée de scotch au goulot. Elle repart en croisière aussi sec, chplaouffff !
En plus un mal de citron accroît ma douleur. Nous faut du temps pour récupérer un tantisoit. L’une des noiraudes, plus coriace, retrouve la première sa vitesse de croisière. M’explique par gestes et mimiques que trois mectons sont entrés ; un Blanc, deux Noirs, je sais, je sais. Un coup de revolver en direction du groupe et : bonne année grand-mère ! Tout le monde descend !
Je suis furax, vaguement admiratif.
Comment diantre ce diabolique Stromberg a-t-il su que j’avais mis la main sur Arabella Stone ? Et que je l’avais conduite ici ? En somme, en l’arrachant aux Russes, je lui ai tiré les marrons du feu.
Gauguin-Dessort a du mal à se récupérer. À son âge, on traîne immanquablement des vacheries respiratoires, genre asthme. Je conseille, toujours par gestes et mimiques, à ces demoiselles d’appeler un toubib et je fonce dans le soir tombant en direction de l’hôtel Sphinx, espérant y dénouer une partie du voile, comme j’ai lu récemment dans un très beau livre de la Collection Je mouille à tout vent. En effet, les circonstances m’induisent (en erreur d’abord, mais aussi) à changer ma politique d’épaule. Pourquoi, dès lors que me voici bité de première, ne pas faire alliance avec les Russes ? On joue cartes sur tapis, eux et moi. Ils me disent ce qu’ils goupillent, moi j’agis de même, et que le meilleur (qui est San-Antonio, bien sûr) gagne.
Bien pensé pour un petit cerveau, non ?
La place est grouillante de marchands en plein air qui s’éclairent avec des loupiotes à acétylène qui puent tout ce qu’elles peuvent. La foule déambule de l’un aux autres, s’arrêtant pour regarder, palper, marchander. On vend de tout : des saloperies en faux ivoire made in Paris, des tissus africains made in Hong Kong, des noix de coco, des lézards empaillés, des bijoux de cuivre ciselé, des épices odoriférantes, tout ça… Des charmeurs de serpents jouent La Paimpolaise ivoirienne à leurs cobras. Des musicos te liment les tympans de leurs petites flûtailles. C’est beau comme l’Avant-Guerre, coloré malgré le crépuscule. Pittoresque à redégueuler sur ses ribouis et admirable d’ingénuité.
La vie qui va, qui grouille, qui lève comme de la pâte à pain noir. J’en suis un brin conforté. Je me sens en état de fraternité, tout soudain. Moins seul, moins en butte, moins déçu.
Et je traverse cette splendeur en refrénant mon allure trop pressée parce qu’on n’a pas le droit de ne pas savourer les minutes d’enchantement. Que, malgré tout, à grands ou petits pas, lorsque tu continues de placer un pied devant l’autre, tu finis par te rendre là où tu vas, nécessairement.
Et me voici à l’hôtel de la chère Martha. Son julot branquignol est pété comme le carter d’une bagnole privée d’huile. Effondré dans la pièce marquée « Bureau », devant une boutanche vide, il ânonne en regardant ses mains de très près pour s’assurer que ce sont bien les siennes.