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— Pas trop tôt, j’allais manger froid, et y a rien d’plus crétin qu’de bouffer froid c’qui doit s’manger chaud !

Comme si de rien n’était, Sa Précieuse Majesté se remet à tortorer avec conviction, fougue et délicatesse.

Tandis qu’elle s’empiffre, je regarde déferler les perspectives si prodigieusement offertes par mon incomparable (un con parable).

L’évidence même, parbleu !

* * *

Martha roupille pas loin de la réception où une loupiote confidentieuse veille. Ce sont les ronflements de son jockey qui nous guident. Il a du mal à assumer sa biture, Gustave. Un de ces quatre, il renoncera à respirer, par paresse. Ça lui devient trop duraille, à la longue. Le scotch ramasse dans ses soufflets. Il filtre de plus en plus mal, le pauvret. L’Afrique est dure aux Blancs. Au début, c’est tout beau, mais les semaines s’ajoutant aux jours et les années aux mois, le spleen vient, ennemi juré du foie. On s’engouffre dans les cirrhoses, s’y installe, ou croit s’y. Et puis tu vois : ça craquelle, fissure, biscorne.

Il faut beaucoup tambouriner pour l’arracher, la mère. Quand on jouit d’un sommeil qui résiste aux ronflements du petitout, c’est pas un toc-toc de valet de chambre qui peut te sortir des inconsciences. Enfin elle grumeuse, décamote, expectore (et à travers) et demande pourquoi et qui.

Ce dont je m’acquitte.

La v’là, toute mal réveillée, des toiles d’araignée aux chasses, le cheveu filasse, et des arrière-goûts qui te parviennent : brise de nuit fleurant la braguette de cantonnier yougoslave.

— Ce qu’il y a, mes chéris ?

Ses chéris lui racontent comme quoi, malgré l’heure un temps pestive, ils ont grand besoin de son aide.

— Pour quoi faire, à pareille heure ? Une pipe ? Une nouvelle tringlette cosaque ?

Non, non, au matin seulement, quand la bandoche reprendra possession de ses territoires.

— Alors ?

Qu’elle amène seulement une bouteille de rye avec de la glace à moins de zéro degré et on lui expliquera tout bien.

Bonne pâte, elle acquiesce.

Duraille à emballer, la madame batave.

Elle veut bien te turluter le chinois jusqu’à t’en faire sortir une plume de turbot, mais les manigances amphigouriennes, très peu. Elle raconte que le règne du Blanc, c’est point final, en Afrique. S’agit pas de faire des vagues. Les poulets de par ici ne perdent pas une occase de te faire chier la bite quand l’ouverture se présente. Faut les voir monter à l’essai, les all blacks ! La manière qu’ils te bousculent.

Je décide alors de la convaincre en frappant un grand coup.

— Ma chère Martha d’amour, nous sommes deux agents spéciaux dépêchés par le gouvernement français pour mettre à la raison un tueur que je qualifierais d’international car il opère dans tous les continents. Si vous voulez voir un échantillon de son boulot, suivez-moi.

Et poum ! je l’entraîne chez ses défunts clients russes ! Oh ! la crise ! Pas sous forme de vapeurs, elle a déjà tout vu, mémère, mais la manière qu’elle monte en rogne. Franco-néerlandaise, sa colère. Vitupérienne. Que Béru est contraint de lui plaquer sa main sur le museau pour la bâillonner, pas qu’elle rameute ses autres clilles.

Mais elle continue de gigoter, de pousser des cris, grognements et plaintes avec tout son matériel : gorge, nez, estom’. Le Mastar, ça lui court tellement sur l’haricot qu’il finit par allonger sa guerrière d’un taquet au bouc. Le dentier à Médème part en croisière. Elle cesse de glapir, titube et nous pantelle dans les brandillons.

— Escusez-moi si j’vous d’mande pardon, maâme la dusèche, lui gazouille Béru quand elle remet ses yeux en position de lucidité, c’est pas qu’on est impatients, c’est simp’ ment qu’on n’aime pas attendre. Dans la vie, comme disait un frappeur d’médailles : faut faire face, douille houx un des stands ? C’qu’est fait est fait. Maint’nant, faut délayer c’t’béchamelle jusqu’à qu’é d’vinsse claire comme de l’auroch. Si vous jouereriez not’ jeu, v’s’avez toutes les chances plus une d’vot’ côté. Si z’au contraire vous grimpez en mayonnaise comm’ une vieille tordue, ça risque d’êt’ la fin finale d’vot’ crémerie, me fais-je-t-il bien comprendre, ou dois-je-t-il vous remett’ les poings su’ les z’îles ?

Vaincue par sa conquête, à l’instar (d’Hollywood) de Napoléon en Russie, elle branle du Bocuse.

J’interviens, doucereux, caressant, velouté, dégoulinant de miel et d’œillades sorceleuses. Martha accepte.

Elle répète mon texte sans se départir de cet accent qui serait charmant s’il n’était hollandais, déjà qu’elle a la digue du cul, mémère !

L’apprend par cœur, ce texte circonstancié.

Enfin, elle plonge.

Tandis qu’elle compose le numéro du peintre, Béru, par flatterie sensorielle, lui caresse les bajoues de la tête de son zob, en camarade, très amitieusement, et ça la conforte, la brave taulière. La certitude des bonheurs physiques l’aide à surmonter cette passe délicate.

— Ça ne répond pas, me fait-elle, pleine d’espoir, dès la troisième striderie.

— Insistez. C’est l’heure où tout le monde roupille, y compris les criminels.

Sa patience finit par porter ses fruits, comme disent les arboriculteurs.

On décoque.

— Allô ! Quoi ? Qui ose me faire chier à… à… Quelle heure est-il, au fait ? fulmine le vieux peintre.

— Minuit moins dix, répond notre aimée, ici Martha Van Tauzenscher.

Je perçois, dans l’écouteur annexe, que Gauguin-Dessort se radoucit.

— Et alors, ma brave femme, que vous arrive-t-il ?

— Des malheurs, mon pauvre monsieur, larmiche la gravosse, en toute sincérité intégrale.

— Je compatis, mais qu’y puis-je ? demande le Rembrandt toutes catégories, en homme dont la pitié a été laminée par l’existence au point que le seul être susceptible encore de lui inspirer quelque compassion, c’est lui-même.

— Il faut que je vous raconte, ça vous concerne.

Là, il débouche des portugaises, le barbouilleur.

— Comment cela ?

— Figurez-vous que cinq clients sont descendus chez moi aujourd’hui : deux Russes, une Anglaise, et deux Français. L’Anglaise a disparu, les deux Russes et l’un des Français ont été assassinés dans leurs chambres. Le deuxième Français est grièvement blessé. Un certain San-Antonio. Il me dit de ne pas appeler la police avant demain matin et me demande de téléphoner à Paris d’urgence pour prévenir ses chefs qu’il a tout découvert. Je dois leur dire que vous êtes le P.C. ivoirien de la chose. De ne révéler cela qu’aux gens de Paris seulement. Je crois qu’il délire, n’est-ce pas, monsieur Gauguin-Dessort ?

— Évidemment, répond le vieux sans paraître s’émouvoir.

— J’ai voulu vous demander conseil avant de faire quoi que ce soit, reprend Martha.

— Cela part d’un bon sentiment, ma chère, mais je ne vois guère le conseil que je pourrais vous donner devant le délire d’un moribond.

— Alors, selon vous, je dois appeler les flics ?

— Le moyen de faire autrement ?

Quelque chose se flétrit à l’horizon de mes espoirs, comme l’a si justement écrit Marguerite de la Pointe Duras dans sa recette de la matelote de poissons.

« Seigneur, me dis-je, en aparté mais de toute âme, nous nous serions donc fait mousser la gamberge, l’Excellence et moi, sur des bases erronées ? Et ce vieillard ubuesque serait l’innocence en personne ?

Un goût de fiel, parfumé à la merde, m’investit les gustatives. La déception !

— Bon, eh bien, excusez de vous avoir réveillé, Monsieur Maître, dit Martha. Mais vous comprenez qu’avec tout ce qui m’arrive…

Le roi du pinceau renchérit :