— Comme vous voudrez…
Nous allons au music-hall. À l’Olympia y a justement les frères Karamazov qui chantent leurs deux grands succès : « En revenant du Col de la Faucille » et « J’en suis marteau », accompagnés par leurs gardes du corps.
Soirée exquise bien que nous nous trouvions assis sous la photo de Suzy Solidor. Le spectacle est d’une haute tenue artistique. On applaudit d’abord un jongleur qui chante, puis un chanteur qui jongle ; ensuite un dresseur de microbes (il a un tube d’Aspirine en guise de fouet) et, en fin de première partie Mô-Sade, la célèbre vedette érotico-afrodisiaco-asiatique, celle qui déclame en braille pour ne réveiller personne.
Estella est ravie par sa soirée. Moi je suis ravi par Estella, ce qui est de bonne politesse. Si je ne me retenais pas, je lui ferais un doigt de rentre-dedans, mais je préfère ne dévoiler mes batteries que lorsque nous serons en bordée. Si après ça vous estimez que je n’ai pas le sens de l’humour, c’est que vous avez appris à rire dans une crypte en vous faisant jouer du Haendel.
Le spectacle achevé, j’entraîne ma ravissante conquête helvéto-maisons-laffitteuse à « Troufignard Breton », établissement en vogue où, comme je l’ai annoncé, à l’extérieur, les trains de marées déchargent ce qu’ils ont de mieux dans le fourgon de queue.
Dîner aux chandelles sous des filets de pêcheur et des boules de verre conventionnels.
Nous parlons de la pluie et du Bottin.
— Mrs Loveme, demandé-je, soudain, sur un ton tellement innocent qu’on me donnerait le Bon Dieu sans confession, Mrs Loveme vient souvent chercher son délicieux bambin ?
— Quelquefois, murmure la poupée… Elle pique une crise de tendresse maternelle. Sa voix du sang crie un peu trop haut.
— Et elle l’emmène à son hôtel au lieu de venir le dorloter à la maison ?
— Il faut bien que les femmes d’hommes célèbres aient des caprices pour rester dans le ton. S’il n’y avait pas de potins sur elles, elles sombreraient dans l’oubli…
— J’ai lu dans la presse qu’elle n’était pas descendue dans le même hôtel que son mari, est-ce vrai ?
— Ça l’est !
— Tiens, le ménage ne marche pas ?
Elle secoue la tête.
— Je crois que la psychologie américaine vous échappe, mon cher ami. Les Loveme constituent un couple très normal, mais Fred a des… heu… obligations vis-à-vis de ses admiratrices. Des obligations qu’il doit satisfaire hors de la présence de sa femme. En habitant deux hôtels différents l’honneur de Mrs Loveme est sauf… Mais je peux vous faire une confidence…
— Allez-y !
— Fred Loveme passe presque toutes ses nuits avec son épouse…
— Marrant !
Je commande des profiteroles comme dessert et je dis au loufiat de nous amener une boutanche de vin de Paille. Ma nurse me semble un peu partie. Elle a le regard brillant, la bouche humide et le rouge de ses joues ne doit rien au fond de teint…
Je crois que je peux démarrer mon attaque en éventail. Je lui titille le bout des doigts, sur la nappe.
— Estella, je susurre… Estella, qui m’aurait dit que nous passerions cette soirée ensemble…
— Oui, fait-elle, le hasard est grand, n’est-ce pas ? Si le propriétaire de la villa n’avait pas oublié ses bésicles…
A-t-elle mis de l’ironie dans cette phrase ? Je me le demande, en tout cas son visage n’exprime rien d’autre qu’un tendre enchantement.
Elle a les mains froides. C’est bon signe, ça. En général, les filles qui sont gelées des extrémités sont bouillantes du centre.
— Dites, ma douce Estella, il ne va pas dormir tranquille, Loveme, cette nuit, s’il va rejoindre sa dame…
— Pourquoi ?
— À cause de Jimmy… Ça m’a l’air d’un sacré braillard, ce mouflet. Son père ne va donc jamais le voir à Maisons-Laffitte ?
— Comment le pourrait-il, avec la vie qu’il mène ?
« Il tourne toute la journée, le soir il va dans les clubs et il dort le matin.
Je largue le sujet. Pas la peine d’envoyer le bouchon trop loin, après on s’accroche dans les herbes.
Ma montre proclame qu’il est deux heures dix minutes et de la petite monnaie d’éternité.
— Il faut que je rentre, murmure la donzelle.
Oh ! pardon… Vous me voyez marri au-delà de toute expression ! C’est moi qui allais lui faire une proposition de ce genre, sur un autre ton. Rentrer ! Elle charrie…
— Vous m’avez promis cette nuit, Estella, reproché-je langoureusement.
— Menteur ! gazouille la Suissesse. La soirée seulement.
— Les vraies soirées ne se terminent qu’au petit jour…
— Non ! Non ! dit-elle, ça n’est pas possible. Mrs Loveme va sûrement m’appeler avant la fin de la nuit pour me dire d’aller récupérer son enfant qui sera réveillé et l’empêchera de dormir…
— Alors, pourquoi iriez-vous à Maisons pour revenir à Paris ? Vous savez ce que vous allez faire, ma douce amie ? Vous allez téléphoner à Mrs Loveme pour lui dire que vous passez la nuit chez une amie et vous lui laisserez le numéro de l’endroit où nous serons.
Cette petite peau secoue la tête. Je l’encadrerais si je m’écoutais. Heureusement, il y a des cas où je sais me faire la sourde oreille.
— Non, Madame ne tolérerait pas cela. Elle n’admettrait pas que je découche tout à fait. Rentrons, je vous en prie.
Je me lève, plus furieux qu’un pompier qui trouverait sa maison brûlée en revenant d’éteindre un incendie.
Je me suis mis dans les grandes dépenses (pas moyen de les porter sur une note de frais, celles-là) pour zéro. Music-hall, restau chic et tout ça pour avoir le droit de me farcir une troisième fois le trajet à Maisons ! Ah ! je vous jure ! Il y a de quoi se déguiser en tête de lard et s’exposer en vitrine.
J’aime pas les bêcheuses. Quand une nana accepte l’invitation d’un Jules, elle doit savoir, si elle est civilisée, de quelle manière s’achèvera la sortie.
Sinon, c’est que sa maman ne lui a jamais rien dit. Ou bien que le quidam baladeur ne lui dit rien non plus !
C’est vexant de ne pas être le genre d’une beauté de ce gabarit !
— Partons ! bougonné-je en écartant la table galamment.
Je suis du genre vieille France, que voulez-vous ! Stoïque dans l’épreuve. Le bitos à la main.
CHAPITRE XII
Je pédale sec jusqu’à la demeure des Veaupacuit. Je commence à connaître le chemin. En cours de route, nous ne proférons pas une parole, d’abord parce qu’il est tard et que Morphée commence à nous faire de l’œil, ensuite parce que je consacre, pour ma part, ce qui me reste de lucidité à réfléchir.
Je ne vois toujours pas le rapport pouvant exister entre l’escamotée Mrs Unthell et le célèbre Loveme Fred… Roi du patin roulé et du regard incandescent, sauf celui que peut constituer leur même nationalité. Toujours est-il que dans ma petite tête de poulet quelque chose se cristallise, et ce quelque chose n’est autre qu’une certitude. Parfaitement, mes petits produits Lustucru, j’ai la certitude que tout ne tourne pas rond chez les Loveme. Il m’est impossible d’établir pour l’instant un rapprochement entre ma constatation et la fugue de la vioque ricaine… Faut laisser reposer pour que la décantation se produise. Ensuite vous reprenez la mixture, vous la passez avec un tamis très fin, et vous servez chaud avec un zeste de citron.
Je freine devant la grille rouillée, je respire l’automne, j’admire les feuilles d’or dans la brume argentée que les faisceaux de mes phares arrachent de l’obscurité… et puis je me retourne vers la môme Estella.
Elle cligne des paupières, la jolie. Elle a hâte de se carrer dans les toiles, et moi aussi d’ailleurs. Il arrive un moment ou la fatigue parle toute seule et où l’homme le plus fougueux se sent du caoutchouc mousse dans les membres.