— C’est très grave, tranche Estella d’un ton autoritaire.
Le zig qui épousera cette petite fera bien de ne pas oublier sa bonbonne de neuro-vitamine avant de l’emmener en voyage de noces.
— De la part de Miss Estella !
Subjugué, le ou la standardiste du Carlton fait fissa pour sonner la légitime du most famous actor of the world.
On met les deux gonzesses en ligne et voilà que ça jacte en amerlock à toute vibure, tant et si bien que je n’arrive pas à filer le train de la conversation.
Tout ce que je peux glaner, au vol, ce sont des mots. Je reconnais « police » puis « baby » et enfin « morning ». Avant que j’aie fini d’identifier ce dernier mot, Estella a raccroché.
Elle éteint le hall et grimpe finir cette nuit tumultueuse dans son dodo pas encore refroidi. La veinarde !
J’attends un moment, puis, estimant qu’elle ne peut plus m’entendre, je sors de ma planque.
Le Mahousse et sa roue de secours doivent commencer à se faire vieux dans ma charrette fantôme. Il est temps que j’aille les rejoindre…
Je délourde en souplesse. Lorsque je me mets à tutoyer les serrures, vous pouvez faire jouer du Brahms en solo de violon, et l’écouter sans crainte…
Je retrouve la chouette noye vaporeuse, irisée, dérapante, et supraterrestre. Le plus duraille c’est pour repasser out mais la branche de chêne est là pour un nouveau coup.
J’atterris près de l’auto. Un filet de fumée s’échappe par les vitres baissées. Le Gros et son aide de camp fument pour essayer de se tenir éveillés.
— D’où que tu viens ? s’informe Béru.
— Perquise en douce.
Le Gros se tourne vers Alfred.
— Qu’est-ce que je te causais ? Je connais les manières de mon San-Antonio.
Il murmure :
— T’as du neuf ?
— Balpeau !
— Eh bien, moi, si !
Il me tend un peigne en écaille dont une dent est cassée.
— Tiens, en remontant l’allée avec la môme j’ai marché là-dessus. Alors je l’ai ramassé.
— Qué zaco ?
— Le peigne à ma Berthe !
Je contemple l’objet. Il se composait initialement de trois dents. La barre supérieure comporte une petite étoile en brillants.
— T’es certain ?
— Et comment !
— Moi aussi, dit précipitamment Alfred, vous pensez, ce peigne sort de chez moi.
— En tout cas, si votre Gravosse est venue ici elle n’y est plus, assuré-je.
Béru se met à chialer.
— On me l’a peut-être tuée et enterrée dans le parc, suffoque-t-il, tu ne crois pas qu’on devrait faire des fouilles ?
— C’est pas le moment…
Je jette un dernier regard au peigne.
— Ce n’est qu’un tout petit indice. Il doit y en avoir pas mal des peignes comme celui-là…
— Avec cette étoile ! proteste Alfred. Ça m’étonnerait, c’est un modèle exclusif de chez Chignon-Brossard. Je suis le seul dépositaire du quartier.
Je soupire. En moi il y a du flottement. Je suis las à crever. Je donnerais n’importe quoi pour pouvoir m’étendre quelques heures.
— Écoutez, mes bons messieurs, murmuré-je. Voyons la réalité en face : si Berthe est enterrée nous ne pouvons plus rien pour elle et demain, lui, n’est pas mort…
Philosophie nuancée, j’en conviens, mais qui apporte sa semence de fatalisme dans le cœur meurtri de mes deux abrutis.
— On va aller ronfler deux plombes chez moi, proposé-je. Ensuite on avisera. On ne fait rien de bon quand on tombe en brioche.
CHAPITRE XIV
Je me réveille, because la sonnerie à trois périodes de mon Jazz, avec la langue tellement collée au plafond qu’il faudrait un ciseau à froid pour l’en détacher.
Sur ces entre-choses, ma Félicie, déjà sur le pied de guerre, entre, portant un plateau. Elle y a mis ce qu’il faut à un homme couché à cinq heures pour se réveiller à sept, c’est-à-dire une tasse de café fort, et un cocktail Félicie.
Le cocktail Félicie se compose : d’un demi-verre d’eau tiède, d’un jus de citron et d’une cuillerée à soupe de bicarbonate.
Vous avalez cul-sec, ensuite vous torchez votre tasse de moka et vous attendez dix minutes… Un bien-être ineffable vous envahit de même qu’un besoin d’agir impétueux.
— Tu es sûr qu’il te faut déjà partir ? soupire Môman.
— Hélas, grogné-je. Entre nous soit dit, je suis très inquiet au sujet de la mère Béru. Elle s’est fourrée dans un drôle de guêpier, cette pauvre vamp…
— Vraiment !
— Et ses camarades de plumard, tu les as réveillés ?
— Je n’en ai pas eu le courage, soupire Félicie.
Elle lève un doigt pour m’inciter au silence intégral.
— Écoute !
Je n’ai pas besoin de tendre l’oreille.
— La radio donne une rétrospective sur les vingt-quatre heures du Mans. M’man ?
— Oh ! non, soupire la chère femme. Je me garderais bien de la mettre.
— Après tout, dis-je, tu as raison… Laisse-les donc pioncer. Tels qu’ils sont partis, ils en ont jusqu’à midi à faire leur rodage de soupapes.
Je saute du lit et m’offre une douche très froide. Ça finit de me reconstituer. Je me lotionne avec les produits de chez Balanciaga et, l’homme devant se protéger des intempéries et de la salacité des dames, je mets un costar sport en tweed anglais importé de Suède par un bateau hollandais.
— Tu rentres pour déjeuner ? espère Félicie.
— Je n’ose pas te le promettre, M’man. Mais je te filerai un coup de grelot.
Elle m’accompagne jusqu’à la voiture dans le jardin hérissé de trognons de choux et de roses en plein strip-tease.
— Tu ne sais pas si tes amis aiment le petit salé ? J’avais envie d’en faire pour midi…
— Ils en raffolent, affirmé-je. Le Gros surtout. Mais pleure pas la quantité, il te jurera qu’il a un appétit d’oiseau en oubliant de préciser qu’il s’agit d’un oiseau de proie.
Félicie hoche la tête, comblée. Son rêve c’est de nourrir l’humanité. Ça commence par moi et ça s’arrête aux fourmis à l’intention desquelles elle dépose des pincées de sucre en poudre sur le rebord de la croisée.
— Prends garde à toi, mon Grand !
— T’inquiète pas, M’man. D’ailleurs je vais voir une dame.
Son expression signifie « À plus forte raison ».
Je fonce dans le brouillard qui recouvre Pantruche de sa ouate grisâtre.
Le Bois de Boulogne est jonché de feuilles rousses, recroquevillées, qui galopent dans les allées goudronnées. J’aime l’automne, je crois vous l’avoir précisé, bien que vous vous en foutiez comme de votre première dent creuse. Dans ce renoncement de la nature éteinte (si vous trouvez que j’en remets trop, prenez de l’Aspirine) on pense avec plus de facilité. Fréquemment, j’ai eu maintes fois l’occasion de le constater, la sécrétion des idées est fonction du temps.
Tout en roulant à soixante kilomètre-heure comme le prescrivent les panneaux, dans le bois cher aux poètes et aux sadiques (ceci n’empêche pas cela, bien au contraire) je me dis mélancoliquement que le Gros m’a embarqué dans une sale histoire… Vous avouerez que je n’ai pas de chance. Je m’arrange pour prendre huit jours de vacances, histoire de me retremper un brin, et au lieu de faire du farniente en professionnel de la flemme, v’là que je passe des nuits blanches à cavaler après cette affreuse mère Bérurier !
Au bord de l’allée, il y a une tapineuse matinale, chaussée de bottillons et emmitouflée dans un vison de clapier véritable qui me sourit comme si je lui apportais un remède contre les engelures. Je parcours dix mètres encore et je stoppe. Je viens d’avoir une idée si lumineuse que de l’extérieur on doit la prendre pour une aurore boréale.