Croyez-moi, mes potes, pour la bonne gamberge, rien ne vaut le matin. C’est dans les aubes triomphantes que les cellules grises carburent le mieux. Essayer c’est l’adopter…
— Tu m’emmènes, Chouchou ?
C’est la radeuse qui annonce sa bouille peinte par l’encadrement de la portière. Elle s’est méprise, me voyant stopper à proximité elle en a déduit que j’étais un matineux du calbar et elle me propose de l’extase.
Je la détrompe. Elle m’affirme alors, avec un ton de persuasion qui m’ébranle, que je suis un individu physiologiquement incomplet et me conseille fortement de réclamer à d’autres (et tout particulièrement à des Grecs) les attributs me faisant défaut. Ce, précise-t-elle, à titre temporaire car, selon son estimation, purement intuitive, ma vraie destination résiderait dans une basse gastronomie de laquelle pourrait découler une sorte d’auto-alimentation parfaitement économique au demeurant. Elle ajoute, encouragée par mon mutisme, que mon faciès est une extériorisation manifeste de mes instincts et qu’il suffit de me regarder une fois pour comprendre que je suis capable de ne m’intéresser à l’amour qu’à travers un trou de serrure.
Elle continuerait de badiner longtemps encore, si un providentiel automobiliste n’avait la bonne idée de stopper devant ma tire et de demander à cette dame si elle consentirait à une promenade en 2 CV (véhicule du modeste quidam).
Prolétarienne en diable, la bottillonnée accepte et je l’entends demander au deux-chevauiste si cette promenade en deux cylindres opposés à plat de 425 cm3 à culasses hémisphériques (et pourtant elle tourne, merci) va se terminer à l’hôtel… Le conducteur répond par la négative. Il ne veut pas se laisser emballer. Inutile de l’empaqueter, c’est pour manger tout de suite. Encore un homme marié qui commence sa journée par quoi il aurait dû achever celle de la veille.
La vie, quoi ! C’est pas toutes les fois qu’un monsieur aimant les harengs marinés trouve une dame qui les adore et qu’une dame raffolant de M. Guétary convole avec un monsieur possédant tous ses disques ! Ce qu’il y a de plus duraille à réaliser ici bas, c’est l’harmonie.
Vous allez trouver naturellement que je digresse et que j’abuse de vos précieux instants, mais comme le disait une petite lycéenne de mes relations : « Il est bon, parfois, de faire toucher du doigt les failles de l’existence ».
En attendant, tandis que m’invitait, puis que m’invectivait la péripatéticienne (quelle métrise dans le style, croyez-vous !) ma fameuse idée s’est précisée. Et vous savez ce que je fais ? Au lieu d’aller voir Madame Loveme au Carlton, ainsi que j’en avais primitivement l’intention, je vire à gauche et reprends la route de Maisons. Ne vous marrez pas. C’est mon Boléro de Ravel à moi…
Il est huit plombes, Estella est déjà levée, à en juger par la rapidité avec laquelle elle répond à mon coup de sonnaga.
Robe de chambre bleu-nuit, carré de soie sur la tête. Elle fronce les sourcils en m’apercevant.
— Vous ! dit-elle, comme dans les pièces de l’Odéon d’avant-guerre.
— Moi, réponds-je, comme dans les mêmes pièces du même Odéon.
Elle délourde.
— Je ne vous dérange pas ?
— Heu… non, mais je suis très pressée car je dois aller chercher Jimmy… Madame Loveme vient de m’appeler au téléphone. Il est réveillé et…
Je lui masse la hanche négligemment.
— Le temps me durait de toi, Estella. Tu sais que tu m’as court-circuité !
— Chéri, dit-elle brièvement comme une vieille épouse songeant à autre chose.
Elle ajoute :
— Quelle nuit ! Tu ne devineras jamais ce qui s’est passé !
— C’est grave ?
— La police est venue à quatre heures du matin. Deux flics !
— Non ?
— Si. Ils m’ont raconté je ne sais quelle ridicule histoire de cambriolage qu’ils voulaient prévenir. Un moment, j’ai cru qu’il s’agissait de deux gangsters au contraire… Mais ils avaient l’air tellement idiots que le doute n’était guère permis.
J’en prends plein ma fouille, je colle mon mouchoir par-dessus et je garde un visage rayonnant de tendresse.
— Un cambriolage ?
— Un indicateur les aurait prévenus qu’un mauvais coup se préparait ici.
— Ma pauvre chérie, comme tu as dû avoir peur.
— Je n’ai jamais peur, affirme Estella, de rien ni de personne.
Nous voilà dans la strasse. Je lui roule une galoche pour rester conforme à la tradition.
— Veux-tu que j’aille avec toi chercher le petit ? demandé-je à mon égérie.
— Oh ! non, qu’elle répond. Il se peut que ma patronne revienne avec moi. Ce n’est pas possible.
Et, sournoise, de questionner :
— Tu ne travailles donc pas ce matin, chéri ?
— Tu sais, j’ai beaucoup de liberté. C’est pratiquement moi qui dirige l’agence.
Elle semble pressée. Sans nulle gêne elle se désape devant moi pour se linger en élégante parisienne. Tailleur beige avec des garnitures en cuir. Une merveille !
Elle se coiffe.
— Je me demande comment tu peux t’habituer à vivre seule avec ce fichu marmot, dis-je.
— Oh ! ce n’est que provisoire. Et puis, il y a la femme de ménage.
— C’est le vieux Houquetupioge qui vous l’a procurée ?
— Oui… Tu ne le savais pas ?
J’écrase vite.
— Pff… Je ne me rappelais pas ce détail ; je te vois ce soir, beauté ?
— J’essaierai. Si je peux me rendre libre, je te téléphonerai à ton bureau.
— Entendu.
La voilà qui s’installe au volant de la Chevrolet décapotable.
— Je t’emmène jusqu’à la grille, dit-elle.
— O.K.
Elle me dépose à la sortie, subit un nouveau massage d’amygdales et me dit à bientôt.
Moi je prends la direction de l’Office de location. Houquetupioge fils végète déjà dans le halo décomposé de sa lampe de burlingue.
Comme c’est le matin, il porte une veste d’intérieur en pilou gris avec un revers écossais et un cache-nez qui cache imparfaitement sa barbe de la veille.
— Bonjour, me dit-il aimablement. Déjà au travail ?
Au-dessus de sa coquille plate la bataille de Marignan continue de faire rage dans son cadre doré.
Le strabisme extra-divergent qui amène Houquetupioge à contempler simultanément ce qui lui fait face et ce qui lui fait pile n’a jamais été aussi fort. Notez que grâce à cette malfaçon il est paré, le marchand de gazon. Impossible de l’attaquer par surprise.
— Il paraît que vous avez procuré une femme de ménage à la nurse des Loveme lors de son installation à Maisons ?
— C’est exact.
— J’aimerais l’adresse de cette personne.
— Facile… C’est une Italienne. Madame Couchetapiana. Elle habite rue Basse.
— Ça se trouve où ?
— En bas de la rue Haute. Numéro… Attendez…
Il feuillette un cahier moyenâgeux couvert de moleskine.
— Numéro 13, fait-il.
— Toujours quarante de fièvre, murmuré-je, évoquant l’Hirondelle du faubourg. Je vous remercie. Toujours même consigne, cher M. Houquetupioge. En cas d’appel téléphonique, alertez-moi !
Je presse le débris humain qui lui sert de main et je me trisse en direction de la rue Basse.
Comme je débouche dans cette voie étroite, à sens unique, j’aperçois, à l’autre extrémité, la calèche chromée de mon Estella.
Je ralentis pour lui donner du champ et, au lieu de m’arrêter devant le fatidique numéro 13, je me mets à filer la Chevrolet noire de très loin.