— Mistress Loveme, je vous présente un confrère, dit Larronde.
Elle me sourit avec difficulté.
— Hello ! dit-elle.
Je réponds du tac au tac : hello ! ne voulant pas être en reste.
— Vous êtes journaliste aussi ? me demande la ravissante personne.
Quelle surprise ! Elle parle français presque sans accent.
— Oui, dis-je.
Et je lui exprime ma stupeur de l’entendre manier ma langue maternelle avec une telle aisance. Elle m’apprend que sa mère était canadienne, et qu’elle a fait toutes ses études à Québec.
Voilà qui facilite les choses.
Larronde reste un bout de moment à nous épier. Mais, découragé par la banalité de notre conversation, il prend un verre vide sur la table à maquillage de Loveme et se verse une rasade carabinée de Old Crow.
— J’aimerais écrire un magnifique papier sur vous toute seule, dis-je. Seulement ici on ne s’entend plus Ça vous ennuierait que nous fassions quelques pas dehors ?
— Ça ne m’ennuie pas ; mais je ne tiens pas à ce qu’on écrive quoi que ce soit sur moi…
— Et pourquoi ?
— Je ne suis rien…
— Vous êtes la femme d’une célébrité.
— Et vous trouvez que c’est un but dans la vie ?
Elle me paraît fortement désenchantée, la pauvrette.
Je lui fais signe de me suivre. Naturellement Larronde nous emboîte le pas, pressentant de l’intéressant.
Je le prends â part.
— Écoute, Bébert, lui dis-je en souriant. Depuis dix ans tu écris des saloperies sur tes contemporains et t’as réussi à conserver ta gueule. C’est trop beau pour durer…
Il cherche à cacher sa déconvenue.
— Depuis que tu fréquentes des Ricains, tu te prends pour Robinson, ma parole !
— Souhaite pas que je te prenne pour sparring partner !
Avec un haussement d’épaule, il rentre se bourrer avec les autres. Moi je presse le pas pour rattraper Mrs Loveme au bout du couloir.
J’éprouve une espèce de gêne. Car c’est le genre de femme qu’on ne sait jamais très bien par quel bord attaquer. Elle peut avoir les réactions les plus imprévisibles.
— La France vous plaît ? je lui demande, manière de me foutre en salive.
Elle hoche la tête.
— À vrai dire, moins que je ne l’espérais.
— Qu’est-ce qui vous choque ?
— Ce n’est pas votre pays, mais mon état d’âme… Je traverse une période assez déplaisante et, comme je me trouve en France, j’ai au fond de moi l’impression que… Vous comprenez ?
Elle n’a pas l’air gourde, cette souris, C’est rare pour la femme d’un acteur.
— Oui, je comprends, madame Loveme.
Je crois qu’il faut porter le fer dans la plaie. Il m’en coûte de m’acharner sur une malheureuse mère qui doit souffrir le martyre… Mais c’est en allant au fond des ruisseaux qu’on trouve des pépites…
— Parlons métier, dis-je. J’aimerais écrire un bath article que personne n’a encore songé à faire…
— Vraiment ?
— La vie familiale d une grande vedette… Vous et votre fils, madame Loveme… Avec des tas de photos… Qu’en pensez-vous ?
Quand on la considère, vu sa peau bistre, on se dit qu’il n’est pas possible qu’elle pâlisse. Et pourtant si.
La chère ravissante personne devient couleur de cendres éteintes. Elle ferme un court instant les yeux, comme pour puiser du courage dans la nuit de son être (Joli, non ? Je deviens académique. Qu’est-ce qu’ils foutent chez les Dix au lieu de me balancer le Goncourt ? Ils sont là à se démantibuler la cervelle et à user leurs bésicles pour dégauchir le bouquin le plus chiatoire de la saison, et ils ont à portée de téléphone un garçon talentueux, bourré d’idées à changement de vitesse, doté d’un style percutant, dont les images font mouche puisqu’il est de la poule ! Enfin, le jour viendra fatalement où l’on consacrera mon génie, sinon y aurait pas de Justice).
Il me semble que Mrs Loveme va partir dans les quetsches.
Seulement cette femme est comme La Bruyère : elle a du caractère. Lorsqu’elle rouvre ses belles châsses ardentes, elle est calme souverain.
— C’est une très bonne idée, en effet, dit-elle. Seulement je vais m’absenter quelques jours. Voulez-vous que nous prenions rendez-vous pour la semaine prochaine ?
— Hélas, j’ai promis à mon journal un article sensas pour demain…
— Impossible, je m’en vais tout à l’heure.
Court silence. C’est la reprise. Je continue mon machiavélisme.
— Tant pis, madame Loveme… Je ferai donc un Fred Loveme et son fils…
Si j’étais en pantoufle, je m’administrerais des coups de pied au der. Cette fois, elle est obligée de s’appuyer au mur.
— Non, laissez mon petit tranquille, dit-elle sourdement.
Je me réunis d’urgence pour une conférence au sommet et je me tiens le raisonnement suivant, traduit immédiatement en patois dauphinois et en argot de la Villette : « Mon San-Antonio joli, tu es célèbre pour ton sens aigu de la psychologie. Si tu es digne de ta réputation, tu vas confesser cette fille en moins de temps qu’il n’en faut à Bérurier pour proférer une couennerie.
Ayant ainsi pensé, je procède au vote. Mon ordre du jour est adopté à la majorité absolue.
— Voyez-vous, madame Loveme, en France, nous avons un proverbe qui doit certainement avoir son équivalent aux States et qui prétend que le silence est d’or. Moi, je prétends que c’est un gros bobard. Si le silence régnait sur notre planète, d’accord nous aurions évité Aznavour, mais nous aurions raté Mozart, et c’eût été bien dommage…
En ce moment je mets en pratique la théorie 314 grand B du parfait pêcheur à la ligne. C’est-à-dire, je noie le poiscaille. Je trouble sa pensée comme on trouble le pastis le plus pur en y versant quelques gouttes de flotte.
— Je croyais que le kidnapping était puni de mort aux États-Unis ? susurré-je en la biglant.
On dirait qu’elle vient d’empoigner un fer à repasser par le mauvais côté.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous le savez bien. Une certaine Mme Unthell a kidnappé votre petit Jimmy… Puis elle a elle-même disparu et on l’a retrouvée noyée tout à l’heure.
Elle s’accroche à mon bras.
— Morte ! Mrs Unthell est morte, dites-vous ?
— Je tiens son cadavre à votre disposition. Voulez-vous me faire croire que vous l’ignoriez ?
Elle n’a pas besoin d’opiner. Sa stupeur est éloquente. J’hésite un instant. L’endroit est mal choisi pour une explication à grand spectacle. D’autant plus que cette jeune femme est à bout de nerfs et qu’elle risque à tout moment de piquer une crise de nerfs. J’aurais l’air finaud si ça se produisait !
— Venez avec moi ! dis-je…
— Où ? a-t-elle la force de soupirer.
— Chez moi… N’ayez pas peur…
Le coiffeur est allé ouvrir in extremis sa boutique, histoire de faire la fermeture. Et puis, un coiffeur ne peut passer une journée complète sans lire l’Équipe, même si sa maîtresse a été retirée de la circulation comme un vulgaire billet de cent sous. Béru redort… Maman fait la toilette de Jimmy.
Voici l’emploi des différents protagonistes de mon présent lorsque j’arrive à Saint-Cloud, soutenant une Mme Loveme ravagée par le désespoir.
Venant de la salle de bains, la voix de m’man. Félicie chante « Les Petits Bateaux » et le gars Jimmy en gazouille de plaisir. Il ne comprend pas encore le français, il ne comprend pas l’homme du tout d’ailleurs et heureusement pour lui, mais il sent qu’on est bien avec Félicie…