Выбрать главу

Il haussa les épaules: n’importe quoi aurait fait l’affaire. Il ne savait rien de cet homme qu’il avait pourtant enterré. L’air pensif, il s’engouffra dans le long boyau conduisant à la salle d’attente. Soupira, au bout du tapis roulant:

— Ah! Que les relations humaines sont peu de chose… quand on est aux abois!

L’avion atterrit à l’aéroport de Milwaukee. Kennedy consulta sa montre: 23 h 30. Trop tard pour appeler Steeve, son frère aîné habitant à Brockhurst, leur ville natale. Après un moment d’hésitation, il décida d’aller à l’hôtel et héla un taxi. Steeve n’aurait certainement rien dit en le voyant débarquer à une heure indue, mais cela aurait dérangé son petit traintrain quotidien. Contrairement à Kennedy, il menait une vie bien rangée, sans surprise, sans fantaisie. C’était un homme de convenances, de devoir, que la décontraction moderne déroutait un peu. Les deux frères n’avaient de commun que leurs parents. Ils entretenaient des relations cordiales. Sans plus.

Kennedy prit une chambre dans le premier hôtel venu et appela son frère dès le lendemain matin. Le téléphone sonna, puis une grosse voix à l’autre bout du fil énonça:

— Steeve Kennedy. Qui est à l’appareil?

Kennedy sourit et s’exclama, presque joyeux:

— C’est Ted, mon vieux! T’es surpris, hein?

Il y eut un blanc. Puis, sans enthousiasme:

— Ted?… Qu’est-ce que tu fiches ici?

Kennedy bredouilla, un peu refroidi:

— Je suis venu te voir. Mais, comme je suis arrivé tard hier soir, j’ai préféré attendre ce matin pour t’appeler.

— Je vois…

Long blanc. La conversation avait du mal à s’engager. Kennedy se taisait, ne sachant que dire. Puis suggéra, un peu trop vite:

— Bouge pas, Steeve. Je saute dans un bus et je serai chez toi dans moins d’une heure. J’ai beaucoup de choses à te dire. Peux-tu m’attendre?

Apparemment mal à l’aise, Steeve hoqueta:

— Il vaut mieux que ce soit moi qui vienne. Donne-moi ton adresse, j’arrive.

— C’est l’hôtel Avon, mais je…

— N’insiste pas, Ted. Je serai là bientôt!

Ahuri, Kennedy raccrocha; puis, cherchant à comprendre l’attitude de son frère, murmura:

— Deux lettres en trois ans… C’est pas exactement ce qu’il faut pour se faire aimer, mais quand même!

En une fraction de seconde, il revit des images de leur enfance, de leur vie d’adultes. Très tôt, à la mort de leur père, Steeve avait assumé le rôle de chef de famille, bigot, introverti, terre à terre, détestant les spéculations intellectuelles. Très tôt également, Steeve avait épousé une femme rondouillette qui lui donna huit gosses. Les deux couples ne s’étaient rencontrés qu’une fois, dans le Connecticut, après le mariage de Ted en 2039. Ce fut cauchemardesque! Les Kennedy de Brockhurst avaient passé leur temps à critiquer, à geindre, à soupirer, à propos de tout. Depuis lors, les deux couples s’étaient écrit de loin en loin sans jamais sortir des conversations tournant autour de la pluie et du beau temps.

Steeve arriva à 9 heures. Éclatant de santé malgré ses cheveux grisonnants, ses yeux tristes masquant une sérénité profonde. Il serra vigoureusement la main de son frère, s’assit sur le lit et expliqua, visiblement bouleversé:

— Ne m’en veux pas, Ted. Je ne peux pas te recevoir. J’en ai honte, crois-moi.

Intrigué, Kennedy demanda:

— Mais pourquoi? Qu’est-ce qui ne va pas?

Steeve soupira:

— Je vais bien, ma petite famille aussi. Mais il semble que toi, tu aies des ennuis.

Kennedy hocha la tête lentement.

— Les hommes de la sûreté t’ont appelé, n’est-ce pas?

Steeve opina du chef, consterné, et se mit à larmoyer:

— J’ai toujours craint que tu tournes mal, en ville. J’ai essayé de t’apprendre la rigueur, de t’inculquer le sens du devoir, de la famille, mais il semble que j’aie échoué. Qu’on t’ait appris d’autres valeurs sur la côte Est.

Il regarda fixement Kennedy et pleurnicha:

— Qu’as-tu fait, Ted, pour avoir la sûreté nationale aux trousses? Ils m’ont menacé de m’envoyer en prison, si je t’aidais. Sans explication! Qu’as-tu donc fait?

Kennedy ignora la question pour en poser une autre:

— Qu’ont-ils dit d’autre?

— Que tu es en fuite… qu’il était probable que tu cherches à te réfugier chez moi, et qu’alors, je les prévienne, sans quoi ils m’arrêteraient pour complicité. Pour finir, ils ont demandé la liste de tous nos parents… Et je crois bien que je la leur ai donnée.

Abattu, Kennedy expliqua:

— Je n’ai rien fait de mal, Steeve. Absolument rien! Je suis recherché par une bande de criminels. Je dois me cacher quelque temps. Il faut que je reste avec toi! Je ne sais pas où aller!

— Impossible! Tu te ferais prendre immédiatement.

Après une courte pause:

— Cela me fend le cœur, Ted. Mais j’ai une femme, des enfants, une place dans la communauté. Je ne peux pas prendre le risque de perdre tout cela. Vingt ans de taule! C’est ce qui me pend au nez, si tu viens chez moi. Tu comprends?

Désespéré, Kennedy hurla:

— Mais c’est du bluff! Ils n’ont pas le droit de…

Steeve coupa:

— Peu importe! Il vaut mieux que tu t’en ailles!

Il plongea une main dans la poche de sa veste, en sortit une liasse de billets qu’il tendit à Kennedy:

— Prends! Tu vas en avoir besoin.

Comme Kennedy allait refuser, Steeve insista:

— Allons, fais pas l’idiot! Il faut que je file. Il se peut qu’on m’ait déjà repéré. Mais, si jamais on te prenait, ne dis surtout pas que tu m’as vu. O.K.?

Kennedy secoua la tête, fixa le front dégoulinant de sueur et les yeux embués de larmes de son frère et dit:

— Ne t’en fais pas. Je te comprends. Ta femme et tes enfants d’abord.

Steeve l’étreignit brièvement et disparut.

CHAPITRE XVII

Dès que la porte se referma, Kennedy s’effondra sur le lit. Complètement démoralisé. Il venait seulement de réaliser, avec le départ de son frère, qu’il était seul, sans foyer, sans secours… et piégé comme un rat! Anéanti, il se prit la tête entre les mains et grommela:

— Doux Jésus! Où vais-je aller maintenant? Tout se passait comme si le monde s’était dépeuplé en un jour!

Il se ressaisit rapidement, rassembla ses effets et sauta dans un bus en direction de New York, avec l’intention de faire le voyage en plusieurs étapes: Lansing, Flint, Détroit, Cleveland, Trenton et peut-être New York dans trois semaines. Il suffirait d’éviter les grandes artères.

Une semaine d’errance suffit à le transformer en fugitif type: nouvelle coupe de cheveux, barbe, moustache. Mais surtout une méfiance instinctive à l’égard des inconnus depuis que sa photo avait paru à la «une» des journaux avec promesse de forte récompense en échange de sa capture. Dieu merci, la photo publiée datait de dix ans et n’avait que peu de rapport avec sa nouvelle tronche.

Les jours se ressemblaient. Les villes aussi. Mais, partout, on ne parlait que du scandale de Ganymède, de l’homme qui était recherché pour avoir assassiné John William Engel et incité les extra-terrestres à exterminer la colonie. La presse à sensation, unanimement indignée, réclamait la tête de Kennedy pour haute trahison. Un journaliste débordant d’imagination s’étonnait même que l’on laisse courir un fou dangereux, abandonné par sa femme, à la suite de nombreux séjours dans un hôpital psychiatrique! Cette information provenait sans doute de l’agence, car les bulletins concernant la colonie avaient pris, eux aussi, une tournure délirante. On y parlait d’armées extra-terrestres sur le pied de guerre, d’explosions de bombes et d’exercices de tir!