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CASSIO. – J’irai lui redemander ma place; il me dira que je suis un ivrogne. Eussé-je autant de bouches que l’hydre, une telle réponse les fermerait toutes. Être maintenant un homme sensé, l’instant d’après un frénétique et tout de suite après une brute! – Oui, chaque verre donné à l’intempérance est maudit, et il y a dedans un démon.

JAGO. – Allons, allons: le bon vin est une bonne et douce créature si on en use bien. N’en dites pas tant de maclass="underline" et, cher lieutenant, j’espère que vous croyez que je vous aime.

CASSIO. – Je l’ai bien éprouvé, monsieur. – Moi ivre!

JAGO. – Vous ou tout autre homme vivant, vous pouvez l’être quelquefois. Je vous dirai ce que vous devez faire: la femme de notre général est notre général aujourd’hui; je peux bien l’appeler ainsi, puisqu’il s’est dévoué tout entier à la contemplation, à l’adoration de ses talents et de ses grâces. Confessez-vous librement à elle; importunez-la; elle vous aidera à rentrer dans votre emploi. Elle est d’un naturel si affable, si doux, si obligeant, qu’elle croirait manquer de bonté, si elle ne faisait beaucoup plus qu’on ne lui demande. Conjurez-la de renouer ce nœud d’amitié, rompu entre vous et son époux, et je parie ma fortune contre le moindre gage qui en vaille la peine, que votre amitié en deviendra plus forte que jamais.

CASSIO. – Le conseil que vous me donnez là est bon.

JAGO. – Il est donné, je vous proteste, dans la sincérité de mon amitié et de mon honnête zèle.

CASSIO. – Je le crois sans peine. Ainsi dès demain matin, de bonne heure, j’irai prier la vertueuse Desdémona de solliciter pour moi. Je désespère de ma fortune, si ce coup en arrête le cours.

JAGO. – Vous avez raison. Adieu, lieutenant; il faut que j’aille faire la ronde.

CASSIO. – Bonne nuit, honnête Jago.

(Cassio sort.)

JAGO, seul. – Eh bien! qui dira maintenant que je joue le rôle d’un fourbe, après un conseil gratuit honnête, et dans ma pensée, le seul moyen de fléchir le More? Car rien de plus aisé que d’engager Desdémona à écouter une honorable requête, elle y est toujours disposée; elle est d’une nature aussi libérale que les libres éléments. Et qu’est-ce pour elle que de gagner le More? Fallût-il renoncer à son baptême, abjurer tous les signes, tous les symboles de sa rédemption, son âme est tellement enchaînée dans cet amour qu’elle peut faire, défaire, gouverner comme il lui plaît, tant son caprice règne en dieu sur la faible volonté du More. Suis-je donc un fourbe, quand je mets Cassio sur la route facile qui le mène droit au succès? Divinité d’enfer! quand les démons veulent insinuer aux hommes leurs œuvres les plus noires, ils les suggèrent d’abord sous une forme céleste, comme je fais maintenant. Car tandis que cet honnête idiot pressera Desdémona de réparer sa disgrâce, et qu’elle plaidera pour lui avec chaleur auprès du More, moi je glisserai dans l’oreille de celui-ci le soupçon empoisonné qu’elle rappelle cet homme par volupté; et plus elle fera d’efforts pour le rétablir, plus elle perdra de son crédit sur Othello. Ainsi, je ternirai sa vertu; et sa bonté même ourdira le filet qui les enveloppera tous. – Qu’y a-t-il, Roderigo?

(Entre Roderigo.)

RODERIGO. – Me voilà courant, non comme le chien qui suit sa proie, mais comme celui qui remplit vainement l’air de ses cris. Mon argent est presque tout dépensé; j’ai été cette nuit cruellement rossé, et je crois que l’issue de tout ceci sera d’avoir acquis de l’expérience pour ma peine. – Je retournerai à Venise sans argent et avec un peu plus d’esprit.

JAGO. – Les pauvres gens que ceux qui n’ont point de patience! Quelle blessure fut jamais guérie autrement que par degrés? Nous opérons, vous le savez, avec notre seul esprit, et sans aucune magie; et l’esprit compte sur le temps qui traîne tout en longueur. Tout ne va-t-il pas bien? Cassio t’a frappé; et toi, au prix de ce léger coup, tu as perdu Cassio: quoique le soleil fasse croître mille choses à la fois, les plantes qui fleurissent les premières doivent porter les premiers fruits; prends un peu patience. – Par la messe, il est jour. Le plaisir et l’action abrégent les heures. Retire-toi; va à ton logis; sors, te dis-je. Tu en sauras plus tard davantage – Encore une fois, sors. (Roderigo sort.) Il reste deux choses à faire: d’abord que ma femme agisse auprès de sa maîtresse en faveur de Cassio; je cours l’y pousser; – et moi, pendant ce temps, je tire le More à l’écart; puis au moment où il pourra trouver Cassio sollicitant sa femme, je le ramène pour fondre brusquement sur eux. Oui, c’est là ce qu’il faut faire. N’engourdissons pas ce dessein par la négligence et les retards.

FIN DU DEUXIÈME ACTE.

ACTE TROISIÈME

SCÈNE I

Devant le château.

Entrent CASSIO et DES MUSICIENS.

CASSIO. – Messieurs, jouez ici; je récompenserai vos peines: – quelque chose de court. – Saluez le général à son réveil.

(Musique.)

(Entre le bouffon.)

LE BOUFFON. – Comment, messieurs, est-ce que vos instruments ont été à Naples, pour parler ainsi du nez?

PREMIER MUSICIEN. – Quoi donc, monsieur?

LE BOUFFON. – Je vous en prie, n’est-ce pas là ce qu’on appelle des instruments à vent?

PREMIER MUSICIEN. – Oui, certes.

LE BOUFFON. – Dans ce cas, certainement il y a une queue à cette histoire.

PREMIER MUSICIEN. – Quelle histoire, monsieur?

LE BOUFFON. – Je vous dis que plus d’un instrument à vent, à moi bien connu, a une queue. Mais, mes maîtres, voici de l’argent pour vous. Le général aime tant la musique qu’il vous prie par amour pour lui de n’en plus faire.

PREMIER MUSICIEN. – Nous allons cesser.

LE BOUFFON. – Si vous avez de la musique qu’on n’entende pas, à la bonne heure; car, comme on dit, le général ne tient pas beaucoup à entendre la musique.

PREMIER MUSICIEN. – Nous n’en avons point de cette espèce, monsieur.

LE BOUFFON. – En ce cas, mettez vos flûtes dans votre sac, car je vous chasse. Allons, partez; allons.

(Les musiciens s’en vont.)

CASSIO, au bouffon. – Entends-tu, mon bon ami?

LE BOUFFON. – Non, je n’entends pas votre bon ami; c’est vous que j’entends.

CASSIO. – De grâce, garde tes calembours. Prends cette petite pièce d’or. Si la dame qui accompagne l’épouse du général est levée, dis-lui qu’un nommé Cassio lui demande la faveur de lui parler. Veux-tu me rendre ce service?

LE BOUFFON. – Elle est levée, monsieur; si elle veut se rendre ici, je vais lui dire votre prière.

CASSIO. – Fais-le, mon cher ami. (Le bouffon sort.) (Entre Jago.) Ah, Jago, fort à propos.

JAGO. – Quoi, vous ne vous êtes donc pas couché?

CASSIO. – Non. Avant que nous nous soyons séparés, le jour commençait à poindre. J’ai pris la liberté, Jago, de faire demander votre femme: mon objet est de la prier de me procurer quelque accès auprès de la vertueuse Desdémona.

JAGO. – Je vous l’enverrai à l’instant. Et j’inventerai un moyen d’écarter le More, afin que vous puissiez causer et traiter librement votre affaire.

(Jago sort.)