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Debout près d’une fenêtre, immobile, hagard, spectral, les mains menottées, le mari jetait parfois un regard vers le canapé et sa femme comme pour s’assurer qu’il ne faisait pas un mauvais rêve. Il répondait aux questions du commissaire qui prenait des notes sur un calepin de moleskine rouge. Il y avait deux flics en uniforme à l’entrée de l’appartement et l’on attendait l’ambulance et le service anthropométrique.

À un certain moment, le commissaire s’éloigna de l’assassin présumé pour parler au photographe. Lançant à Jean-Michel une œillade complice, je m’approchai du mari et, sans dire qui j’étais, je lui demandai pourquoi il avait étranglé sa femme. Je lus sur son visage l’étonnement qu’on lui posât une question à laquelle il avait déjà répondu, mais il dut se dire qu’avec la police il faut souvent se répéter.

— Je l’ai expliqué au commissaire. Parce que, depuis des semaines et des semaines, elle me traitait d’idiot et de con. Alors, ce matin, comme elle m’insultait encore en ricanant, j’ai pris un coup de sang. Et maintenant je m’aperçois qu’en la tuant je lui ai donné raison : je suis un idiot, je suis un con.

Le récit du crime de la rue du Bouloi et la déclaration exclusive du présumé assassin me valurent la une du journal et les félicitations de mes chefs. Étonnés par mon « scoop », certains me soupçonnèrent d’affabulation. À leur demande je dus raconter dans quelles conditions j’avais recueilli les propos du mari. Ils me reprochèrent avec raison d’avoir tu ma qualité de journaliste. Ils me dirent que j’avais eu beaucoup de chance. La chance n’est-elle pas une condition indispensable à la réussite dans notre profession ? On considéra que j’avais une tête sympathique qui mettait en confiance la personne questionnée. On m’envoya faire de petites interviews, puis de plus longues. Les résultats furent jugés probants. C’est ainsi que je devins à Paris Info le journaliste spécialisé dans l’interview, en particulier des personnalités dissimulées ou taiseuses.

Dès lors, à proportion de celles qui rythmaient ma vie professionnelle, les questions envahirent ma vie privée.

Je ne voudrais pas être indiscret

N’y restant parfois qu’une nuit ou qu’un week-end, combien de femmes sont entrées dans ma vie ? Pas assez pour prétendre au classement national des séducteurs, trop pour nier une inadaptation au couple. Entre les femmes que j’ai aimées, que j’ai cru aimer, que j’ai rêvé d’aimer, que j’ai essayé d’aimer, que j’ai regretté d’avoir aimées, avec qui j’ai couché rien que pour le plaisir, et les femmes qui m’ont aimé, qui ont cru m’aimer, qui ont essayé de m’aimer, qui ont regretté de m’avoir aimé, qui ont fait l’amour avec moi parce qu’elles en avaient probablement envie, cela en fait du monde ! Ma petite gueule sympa, surtout quand j’avais de longs cheveux noirs ondulés, et ma notoriété ne m’ont pas servi à n’obtenir que des interviews.

À quarante ans je me suis marié ; à quarante-six j’ai divorcé. Lucile et moi avons quand même eu le temps de faire un enfant prénommé Julien. Lucile entre dans la catégorie, la plus nombreuse, des femmes qui m’ont aimé et qui l’ont ensuite regretté. Parce que, jour après jour, mes questions les ont indisposées, froissées, découragées, usées, encolérées, révoltées. Parce que je ne respectais pas le minimum d’autonomie ou d’indépendance auquel tout conjoint a droit, le couple fût-il le plus fusionnel. Parce que je m’introduisais sans égard et sans relâche dans la partie secrète de leur âme. Parce que j’étais un emmerdeur toujours à m’enquérir de ceci ou de cela, flairant aussi sûrement une crainte, un dépit, une tentation, un silence, un mensonge, que le vampire renifle le sang.

Au début, dans l’impatience de l’inventaire, toutes les jeunes filles et toutes les femmes sont ravies que leur amoureux manifeste de la curiosité pour leur bout de nez et leur bout de chemin. Elles se laissent aller à évoquer leurs goûts, leurs préférences, des habitudes, des souvenirs. Heureuses de répondre à des questions sur leur famille, les études, les voyages, les vacances, le travail. Ainsi le conquérant n’apparaît-il pas comme un indifférent. Beaucoup d’hommes se forcent probablement à cette quête d’identité ou s’en fichent. Moi, pas. À chaque fois je ressens l’énergie d’un explorateur, la gourmandise d’un testeur. Sauf sotte avérée — mais la sottise ne recèle-t-elle pas parfois de réjouissantes surprises ? — , toutes les femmes ont quelque chose à m’apprendre. Et quand je tombe sur de l’inédit je creuse en multipliant les questions, ce qui constitue parfois pour elles un premier étonnement devant mon insistance et une première alerte sur ma manie.

Lorsque je leur dis que je serais attendri et amusé de voir des photos de leur enfance et de leur jeunesse, c’est que déjà les affaires entre nous vont bien. Certaines marquent un peu de réticence quand elles ont l’impression que, pendant longtemps, elles n’ont pas été à leur avantage. Je leur fais remarquer que Marilyn Monroe non plus, les photos de la jeune Norma Jean n’annonçant pas la splendide créature d’Hollywood. Je suis sincèrement intéressé par l’évolution des visages et des corps. Les images racontent des histoires souvent logiques, évidentes, parfois des histoires énigmatiques. Où es-tu ? Mais non, je ne te reconnais pas. Tu as l’air malheureuse. Qu’est-ce qui n’allait pas ? Tu te souviens ? Tu avais quel âge ? C’était où ? Tu te méfiais du photographe ou de la vie ? Ça y est, j’étais parti, elle aurait du mal à m’arrêter…

Quand je fus en âge de m’attacher des quadragénaires, et plus si affinités, le matelas des photographies s’épaissit. Là, c’est toi ou ta fille ? Son père, c’est le type bien baraqué qui joue au volley sur la plage ? Ah, c’est son frère ! Donc, ton ex-beau-frère ? Alors, ton mari, enfin ton ex-mari, c’est lui ? Pas mal. Ton fils lui ressemble. Tu trouves qu’il te ressemble plus ? C’est possible, difficile de juger sur une photo pas très nette, surexposée. C’est toi qui l’as prise ? Excuse-moi. La photo où vous êtes tous à table est très bien. Ah, c’est le garçon du restaurant qui l’a prise. Sur la Côte, pendant l’été, on ne demande pas aux garçons de bien servir les clients, on exige d’eux qu’ils soient de bons photographes. Tiens, regarde, sur cette photo on voit qu’entre ton mari et toi ça ne va plus très fort. Et pourtant c’étaient les vacances ! Les vacances ne vous ont pas rapprochés ? Tu n’as pas essayé de le reconquérir ? Ou il n’a pas cherché à ce que vous vous retrouviez comme avant ? À ce moment, tu savais que c’était fini ? Même si ce n’était pas dit ? Un espoir quand même ? Non ? Je ne voudrais pas être indiscret, mais qu’est-ce qui grippait dans votre couple ? Depuis quand ? Et ça a commencé comment ?

Chaque femme est un roman. Plus ou moins attractif. J’aime beaucoup celles qui, relancées par mes questions, racontent avec un réel talent de conteuse une vie amoureuse tourmentée, rebondissante ou vaudevillesque. Comme les lecteurs de romans je suis friand de détails. Leur sincérité me captive et ajoute à leur séduction, alors qu’avec les discrètes, les fières, les prudes, les chichiteuses, je m’ennuie vite.

Il y a aussi celles dont les réponses sont courtes, soit parce qu’elles sont jeunes, soit parce que le destin ne les a pas jusqu’alors distribuées dans de beaux rôles. À celles-là je pose des questions sur leurs espérances, leurs rêves secrets, leur conception du bonheur. Leurs réponses m’ont parfois ému jusqu’au silence.