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Seigneur, les pâtes alimentaires ont-elles été inventées en Chine et introduites en Italie par Marco Polo ? Mais celui-ci ne prétend-il pas que les pâtes chinoises n’étaient pas aussi bonnes que celles qu’il avait mangées quand il était enfant ?

Seigneur, qu’est devenu le diplomate suédois Raoul Wallenberg après son arrestation par l’Armée rouge, le 17 janvier 1945, à Budapest ? Ayant sauvé de la mort près de cent mille juifs hongrois, quelle fin abominable et injuste l’Histoire lui a-t-elle infligée ?

La pigeonne blanche

Il est fréquent que je me pose des questions — et avec quelle intensité ! — sur de minuscules énigmes, sur des problèmes dérisoires. Je sais qu’y consacrer de la réflexion et du temps n’est pas raisonnable, mais je ne peux faire autrement que de céder à ma pente naturelle qui consiste à tourner autour de ce point de fixation.

Un jour, je remarquai, place Saint-Sulpice, un pigeon tout blanc parmi une centaine d’autres que des grains jetés à la volée avaient rassemblés. Des pigeons avec des plumes ou des parties du corps blanches ne sont pas rares, mais que l’un soit immaculé de la tête au bout de la queue est exceptionnel. Quelle en est la probabilité d’existence ? Comment s’explique ce phénomène génétique ? Mâle ou femelle ? Il faudrait que je me renseigne.

Les pigeons sont connus pour n’être pas très futés, mais on ne peut imaginer qu’ils n’aient pas remarqué la présence parmi eux d’un ou d’une congénère dont la couleur et l’apparence sont différentes des leurs. Sa singularité lui mérite-t-elle (je penchais pour une fille) l’admiration et le respect de toute la tribu ? Sa considération lui vaut-elle de jouir d’un statut spécial, avec des avantages pour son logement et sa nourriture ? Étant plus désirée des mâles que les autres pigeonnes, déclenche-t-elle de furieuses batailles au terme desquelles elle devient la propriété du plus fort ? Ces volatiles ayant la réputation de former des couples fidèles, provoque-t-elle chaque année des drames conjugaux ? Est-elle jalousée et détestée des pigeonnes au plumage ordinaire ?

Au contraire, la pigeonne blanche est-elle rejetée de la tribu à cause de sa couleur ? Est-elle en butte au mépris raciste de ses congénères ? Endure-t-elle des mises à l’écart, des violences ? Éprouve-t-elle des difficultés à trouver un mâle qui veuille bien, affrontant avec courage l’opprobre des autres, s’accoupler avec elle et ensuite nourrir leurs enfants ?

La beauté rarissime de cette pigeonne blanche est-elle un atout ou un handicap ?

Telles étaient les questions que je me posais tandis que je regardais les pigeons picorer avec frénésie. Celle qui à mes yeux était une star se comportait comme les autres, n’étant ni assistée ni contrariée, en sorte que j’étais incapable de conclure à sa chance ou à sa malchance d’être ce qu’elle était.

Pensant à elle le même soir avant de dormir, je me demandai si elle était consciente de sa singularité. Avait-elle découvert sa différence dans le regard ou l’attitude des autres pigeons ? Les vitrines et les glaces de la rue Bonaparte et de la rue Saint-Sulpice lui avaient-elles renvoyé l’image de son altérité ? S’en était-elle réjouie ou effrayée ? Faisait-elle un complexe de supériorité ou regrettait-elle, peut-être douloureusement, de ne pas être semblable aux autres ? Remerciait-elle ou maudissait-elle le ciel des columbidés d’avoir été distinguée de la multitude ?

Le lendemain matin, j’attendis la vieille dame qui, sitôt qu’elle parut sur la place, provoqua la descente en piqué des pigeons des deux tours de l’église Saint-Sulpice. Mais, parmi ses habituels et nombreux convives, ne figurait pas la pigeonne blanche. Elle ne parut pas non plus les jours suivants. Elle avait disparu, ce qui suscita en moi des craintes et des questions. Avait-elle fui la communauté des pigeons de Saint-Sulpice pour trouver refuge dans une communauté plus accueillante ? Des jaloux lui avaient-ils fait chèrement payer l’attention admirative et insistante que j’avais eue pour elle ? Avait-elle été enlevée par un pigeon fou amoureux venu d’un autre quartier de Paris ? Était-elle morte subitement d’une maladie aussi rare que son plumage, due à sa marginalité génétique ? Ne pouvant supporter plus longtemps la discrimination dont elle était l’objet, s’était-elle suicidée en ne s’envolant pas à l’approche d’une voiture ? Un colombophile l’avait-il capturée ? Un ornithologue ? Un vétérinaire ? Un adepte des messes noires qui l’aurait confondue avec une colombe ?

Je souffris longtemps de la disparition de la pigeonne blanche, plus encore de mon incapacité à en donner la raison, de mon impuissance à répondre aux questions que je m’étais posées à son propos. On verra que c’est bien pis quand c’est une femme qui me laisse dans les ténèbres de l’ignorance.

Qui sont-ils ?

Quand il fait beau, s’asseoir à la terrasse d’un café, regarder les gens passer et s’interroger sur ce qu’ils sont d’après leur apparence, est un jeu amusant. Je ne peux plus le pratiquer depuis que la télévision a fait connaître mon visage. De chasseur je suis devenu gibier. Je regrette le temps où, inconnu, attablé chez Francis à l’Alma, aux Deux Magots ou au Flore, à Saint-Germain-des-Prés, au Madrigal, sur les Champs-Élysées, ou au café de la Mairie, place Saint-Sulpice, je questionnais du regard les piétons. À plusieurs, c’est encore plus divertissant parce que l’on est rarement d’accord. De l’habillement, du visage, de la façon de marcher, de parler, de l’allure, on n’imagine pas la même personnalité et la même histoire.

— Je te parie cent balles que cette rousse est anglaise, mariée, un enfant.

L’un de nous lui courait après.

— Excuse me, Madam, I was betting with my friends which you can see there in the café that you were English, married and mother of a child.

Étonnement et agacement de la jeune femme d’être ainsi abordée dans la rue. Surtout en anglais. Après avoir sacrifié à l’honnêteté en montrant quelques réticences à répondre, elle lâchait enfin :

— Je suis française, parisienne, j’habite le quatorzième, je ne suis pas mariée, mais, c’est vrai, j’ai un enfant.

Celle-ci avait accepté de se joindre à nous. Elle était convaincue que nous avions mis au point ce stratagème pour draguer les filles. Non, ce n’était pas le but, même si, parfois, on en retirait ce malin bénéfice. L’envie de percer l’identité d’une personne à travers son aspect extérieur était notre seule motivation. De la psychologie au jugé. Nous nous moquions aussi beaucoup des passants les plus extravagants, les plus conformistes, les plus sinistres, des touristes en troupeau, des hommes et des femmes en uniforme.

C’était déjà plus sérieux quand notre investigation se déroulait au restaurant et que nous avions le temps d’un repas pour nous faire une opinion sur les personnes réunies autour d’une table voisine. J’étais meilleur quand j’avais le loisir d’observer et de juger que lorsqu’il fallait conclure au débotté, en quelques secondes.

Je me souviens d’avoir raflé l’argent parié contre trois de mes camarades alors que nous dînions ensemble et que nous nous étions mis au défi de deviner la profession des deux femmes et des deux hommes qui mangeaient pas trop loin de nous, mais assez pour que nous ne les entendions pas et qu’ils ne remarquent pas nos regards souvent portés sur eux.

Il était évident que la belle jeune femme, une trentaine d’années environ, brune aux yeux bleus, les cheveux courts, une charmante fossette à une joue, était l’épouse ou la compagne de l’homme qui était à sa droite et la fille du couple plus âgé qui complétait la table. Ce n’étaient pas les parents du mari en raison de la ressemblance des deux femmes. Par son maintien, sa faconde, une certaine autorité qui se dégageait de sa personne, il apparaissait que l’homme le plus jeune était le personnage dominant et probablement la puissance invitante. Il avait ses habitudes dans ce restaurant où le personnel lui manifestait une attention respectueuse et empressée. D’une génération à l’autre on s’était élevé dans la hiérarchie sociale. Et, probablement, était-on passé de la province à Paris.