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Réponse d’un pessimiste : Nous venons du néant, nous ne sommes rien, nous retournons au néant.

D’un croyant : Nous venons de Dieu, nous sommes des chrétiens, nous allons au Paradis.

D’un compagnon d’Ulysse : Nous venons de Troie, nous sommes des héros grecs, nous allons à Ithaque.

D’un champion cycliste : Nous venons de Briançon, nous sommes les coureurs du tour de France, nous allons à L’Alpe-d’Huez.

D’un académicien : Nous venons de l’anonymat, nous sommes des Immortels, nous allons vers l’oubli.

D’un membre du Collège de philosophie : Nous venons de chez Socrate, nous sommes des philosophes, nous ne savons pas où nous allons car, le saurions-nous, nous ne serions pas des philosophes.

Quand une question devient une scie, on la moque en la détournant. Il en est ainsi du célèbre : « to be or not to be » de Hamlet, cible des humoristes, et pas seulement des Anglais. De même « et Dieu dans tout ça ? », question attribuée à Jacques Chancel, excellente au demeurant mais victime de son succès médiatique.

Aucune question ne peut prétendre résumer ou remplacer les autres. Toutes ont droit de cité. Comme les brins d’herbe, elles sont une multitude.

Mais si je devais ne retenir qu’une seule question parce qu’à la fois ouverte et précise, allégorique et concrète, je la chiperais aux joueurs de pétanque : « Tu tires ou tu pointes ? » D’ailleurs, je l’ai posée plusieurs fois à des personnalités qui ne l’attendaient évidemment pas. La plupart marquèrent de l’embarras avant de faire des réponses souvent intéressantes parce que révélatrices de leur manière de fonctionner.

Celui qui tire va droit au but. Il ne tergiverse pas, il ne finasse pas, il frappe. Assez fort et assez juste pour dégommer l’autre, faire un carreau et prendre sa place. Le tireur aime courir des risques, il a confiance dans son adresse. Il voit juste, sa main ne tremble pas. Il est persuadé que la chance est avec lui. Il sait bien que, s’il rate, il perd la face et la partie, et que ceux qui lui conseillaient de pointer, d’employer la manière douce, ne lui pardonneront pas sa maladresse et son arrogante assurance. Mais s’il tire avec efficacité, son geste sera applaudi, son audace célébrée. Il a du panache et, de toute façon, il est convaincu que le monde appartient à ceux qui tirent, qui lancent, qui se projettent en avant, qui choisissent la vitesse et la force.

Au contraire du tireur, le pointeur parie sur la réflexion, la lenteur, l’habileté, la ruse. Il reprendra l’avantage grâce à la subtilité de son plan, au dosage dans son action de l’énergie et de la retenue, de l’élan et de la résistance. Faire rouler : telle est sa philosophie. Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est plus sûr, surtout quand on a bien étudié le terrain et qu’il y a la place pour devancer l’autre ou le pousser légèrement. Le rouler en roulant. Le chemin est tout tracé, il suffit de le suivre. Il le suivra avec application et une maîtrise parfaite de son geste. S’il échoue, la déception sera d’autant plus grande qu’il avait choisi la prudence et qu’il n’aura même pas l’excuse de la hardiesse du tireur. Mais il est pénétré de l’idée que le monde appartient à ceux qui pointent juste, qui réfléchissent avant d’agir, qui préfèrent à la force des manières feutrées, astucieuses et contournantes.

Rares sont les personnes qui savent aussi bien pointer et tirer, et qui, selon les circonstances, se décident pour l’une ou l’autre exécution.

Créon : « Quoi ? Que dis-tu ? Quelqu’un a osé. Qui ? » Il y a toujours quelqu’un qui ose. Et il y a toujours quelqu’un qui veut savoir qui a osé. Pour le punir. Il y aura toujours une Antigone pour désobéir au roi, à l’État, à la loi, à la coutume. Surtout, il y aura toujours un Créon, roi ou gendarme, pour enquêter. À moins que ce ne soit un journaliste ou un internaute, un parent ou un voisin animé par la seule curiosité. Qui a osé ? Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre une Antigone. Ça vaut le coup de chercher.

Jeune journaliste au Marc’Aurelio, Federico Fellini y avait créé une rubrique intitulée « Mais est-ce que tu m’écoutes ? ». Succès considérable, auprès notamment des garçons et des filles de son âge. Les Italiens écoutaient si bien Fellini qu’ils s’interpellaient en se posant la question devenue une scie.

« La question ne se pose pas, il y a trop de vent. »

Boris Vian.

Bernard Pivot m’a raconté que, dans les années 60, journaliste débutant au Figaro littéraire, il avait été surpris de la coutume lancée par son confrère Jean Prasteau de se saluer le matin par un : « Comment ça va sexuellement ? » Dieu sait que le journal n’était pas porté sur la gaudriole. Sous les lambris dorés de l’hôtel particulier du rond-point des Champs-Élysées, cette question posée à brûle-pourpoint à des personnes non prévenues les laissait stupéfaites.

« Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ? » chantait Pierre Vassiliu. Oui, chaque fois que nous croisons un homme qui nous paraît étrange par ses habits, par ses manières ou par sa conversation, nous nous demandons qui c’est celui-là ? Ou qui c’est celle-là, tellement bizarre dans sa façon d’être au monde sans être comme tout le monde ? Il en faut peu : une boucle d’oreille, un tatouage, une jupe très courte, un accent, un rire, une onomatopée, une liberté de geste ou de parole, un nom imprononçable ou un prénom baroque, pour susciter avec circonspection, voire un peu de dédain, la question identitaire.

À celui-ci, trop conforme, normal jusqu’à l’effacement, on ne demande jamais qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ?

« Technocrates, c’est les mecs que, quand tu leur as posé une question, une fois qu’ils ont fini de répondre, tu comprends plus la question que t’as posée. »

Coluche, « L’étudiant ».

« De quoi s’agit-il ? » Le maréchal Foch interrompait ainsi ses officiers qu’il jugeait bavards et filandreux, ou ses élèves de l’École de guerre égarés dans des réponses fumeuses. La question est un rappel à la brièveté, à la clarté et à l’exactitude. Allez à l’essentiel, soyez précis sans vous noyer dans des détails superflus. À l’écoute de conférences, d’homélies, de narrations, de témoignages, d’interviews, combien de fois avons-nous eu le regret de ne pas oser en interrompre le cours par un « de quoi s’agit-il ? » qui eût claqué comme le coup de pistolet de Stendhal au milieu d’un concert.

Comment ça se présente ? Comment ça va ? Comment ça évolue ? Comment ça tourne ? Comment ça se passe ? Où ça en est ? Questions attrape-tout. La petite monnaie de la curiosité. Le ça peut aussi bien désigner une compétition sportive qu’une épidémie, une émeute, un procès, une grève ou un festival. Le ça peut être aussi du privé : des amours, un divorce, un cancer, un contrôle fiscal, un déménagement. On ne parvient pas à suivre tout le temps. On perd le fil. Alors on s’informe. On interroge un qui sait. Quoi de neuf ? Il y a du nouveau ? Tu as appris des choses ? Ça marche ? Ça roule ? Ça se complique ? Ça va comment ? On en est où ? Dans certaine campagne on dit : « Où en sommes-t-on ? »

Du poète Jules Laforgue :

« Maniaques de bonheur,

donc, que ferons-nous ? »

Nous ferons des confitures. Nous ferons des caprices. Nous ferons des romans. Nous ferons la fête. Nous ferons des crimes. Nous ferons l’amour. Nous ferons des extravagances. Nous ferons le dos rond. Nous ferons des poèmes. Nous nous ferons des illusions.