Seigneur, Cléopâtre s’est-elle suicidée d’une piqûre d’aspic — mort originale et spectaculaire représentée par de nombreux peintres — ou en absorbant la poudre ou le liquide que contenaient les épingles creuses de sa chevelure ?
Seigneur, les relations si amicales, si tendres, entre les jeunes Jean Cocteau et François Mauriac sont-elle restées platoniques ?
Seigneur, qui, le 20 septembre 1979, place de l’Abbé-Georges-Henocque, dans le treizième arrondissement de Paris, a assassiné Pierre Goldman, écrivain militant révolutionnaire, qui fit de la prison pour trois braquages ?
Seigneur, où sont cachés les célébrissimes tableaux Le Concert, de Vermeer, Le Christ dans la tempête sur le lac de Génésareth, de Rembrandt, volés après avoir été découpés au cutter dans le musée Gardner, à Boston, le 18 mars 1990 ?
Une autocritique ?
Personne n’a jamais pensé à me poser cette question qui me viendrait nécessairement à l’esprit si j’étais mon propre intervieweur : toi qui passes ton existence à poser des questions, en poses-tu à toi-même ? Oh, oui ! Ô combien ! Mais j’abomine cet exercice masochiste.
Comment échapper à son propre interrogatoire ? J’y parviens assez souvent. Surtout ne pas rêvasser. Ne pas laisser l’esprit divaguer avec son ombre ou son double. Ne pas céder à la narcissique mélancolie. Sauf cas grave, éviter les examens de conscience, les ruminations ontologiques, les recueillements, les huis clos du carafon. Dès que dans la solitude l’autoquestionnement menace, se saisir d’un journal ou d’un livre, ouvrir l’ordinateur, la radio ou la télévision, téléphoner, chanter, bricoler, faire des pompes. Ne pas se trouver disponible pour un tête-à-tête avec soi.
Si toutefois le courage prend le dessus sur ma lâcheté, la concentration sur la fuite, ou quand je ne peux faire autrement que retourner la question contre moi comme un assassin retourne l’arme du crime contre lui, ça se passe bizarrement, toujours de la même façon.
D’abord, je me pose des questions bateaux. « Comment vas-tu ?… Es-tu heureux ?… Comment marche ton boulot ?… Es-tu content des derniers audimats ?… Et si tu te mettais au régime ?… Côté cœur, ça va comment ?… » Je réagis aussitôt avec colère. « Arrête tes questions sans intérêt. Tu oserais les poser à tes interviewés ? Non, évidemment. Alors, pourquoi à moi ? Parce que tu me prends pour un con ! Tu m’interroges comme si tu n’attendais de moi que des réponses conventionnelles, rebattues, usées. De vraies réponses à de vraies questions te font peur. C’est pourquoi tu feins de m’interroger. Tu es dans l’esquive et l’hypocrisie. Comment pourrais-je être dans la sincérité ? »
Ainsi se noue l’affrontement entre les deux hémisphères de mon cerveau. Tandis qu’ici on attend des sujets de réflexion, là on louvoie ou on lance des leurres. Comique et navrant. Jusqu’au moment où, soit je renvoie les deux adversaires au silence, assurant ainsi la victoire de la prudence — bravo, tu te dégonfles ! — , soit je me pose enfin les questions auxquelles je voulais échapper. En voici quelques exemples.
« Ta réussite professionnelle n’est-elle pas le cache-misère de ta vie privée ?
N’as-tu pas conduit ta carrière en lui sacrifiant ces choses élevées que sont la poésie, l’aventure, la désobéissance ?
Je t’ai entendu dire plusieurs fois, ce que je trouve stupide : à chacun selon ses mérites. Cela signifie-t-il que tu considères que les tiens légitiment ta carrière et ta notoriété ?
Devant montrer de l’empathie à la plupart des personnes que tu interviewes — afin de t’assurer de leur confiance —, n’as-tu pas renoncé à avoir des convictions pour adopter peu à peu une commode neutralité ?
Pourquoi te montres-tu impatient, parfois un peu sec, avec des personnes modestes et inconnues quand elles t’abordent et que tu pressens que leur conversation ne t’apportera rien ? N’en es-tu pas venu à pratiquer une manière de rentabilité de la parole ?
Pourquoi continuer à prendre des résolutions le dernier jour des vacances et le dernier jour de l’année alors que, une semaine plus tard, tu auras déjà renoué avec des habitudes préjudiciables à ta santé, à ta vie sociale, à ta vie intime ?
Ne pas s’aimer, c’est refuser le bonheur ; trop s’aimer, c’est refuser les autres. Ne bascules-tu pas sans cesse de cette position-ci à celle-là sans jamais te tenir à un amour de toi qui serait médian et juste ?
Pourquoi as-tu été ta vie durant attiré par des femmes à la périphérie de la société, de la morale, de l’imaginaire, et n’as-tu aimé que des femmes situées au centre de la cible ?
Pourquoi juges-tu l’amour que tu donnes toujours plus fort que celui que tu reçois ? De même pour l’amitié. Un complexe sentimental qui se cache derrière un complexe de supériorité ?
Comment expliques-tu qu’un roman, un film, un opéra, une musique te touchent si profondément que tu ne peux retenir tes larmes, alors que les récits des malheurs des vraies personnes, que tu connais ou non, te laissent les yeux secs ?
Comment justifies-tu ta compréhension à l’égard de ceux qui lâchent, qui rompent, qui cassent, qui se renient, et ton ironie ou ta condescendance pour ceux qui doutent, qui patinent, qui râlent, qui s’accrochent et qui durent ?
Est-ce par snobisme ou par une légère honte de l’avoir obtenue — franchement, tu la méritais ? — que tu ne portes pas ta légion d’honneur ?
N’attends-tu pas, tout en en redoutant la survenue, une réponse si intelligente ou si insolente, tellement extraordinaire, qu’elle te clouerait le bec à tout jamais ? »
Vous savez bien, ô lecteurs amènes et expérimentés, que ces questions personnelles ne déboulent pas toutes ensemble dans une tête en méditation. Elles vont et viennent, disparaissent et resurgissent. Chacune correspond à un moment de la vie. Plus on vieillit, plus notre inventaire en produit. Plus les années passent, plus ces questions se révèlent embarrassantes, et plus il est difficile d’y répondre. La sincérité fait mal. L’autocritique sape le moral. Trop tard pour rectifier la position. C’est pourquoi beaucoup de personnes âgées sont amères. Et insupportables. Ce ne sont pas les autres qu’elles ne supportent pas, ce sont elles-mêmes.
Je n’en suis pas là. Enfin, pas encore. Quand devient-on vieux ? Quand on n’a que des réponses et plus de questions. Certains posent encore des questions pendant leurs derniers jours. Ils meurent jeunes. Peut-être que je ne serai jamais vieux ? C’est plus un souhait qu’une question.
Conversation dans un train
Dans le métro, l’autobus ou le taxi, les conversations avec des inconnus sont rarement intéressantes parce que trop courtes. Dans le train ou l’avion je dispose de plus de temps pour nouer quelque chose qui ressemble à ce que l’on appelait autrefois un commerce. Si celui-ci se révèle décevant, j’arrête vite. Mais quand il y a du grain à moudre et que la personne qui voyage à côté de moi prend du plaisir à se raconter, j’enchaîne les questions.
Ainsi, lors d’un voyage en train de Paris à Bordeaux, je crois avoir convaincu un homme d’une trentaine d’années de renoncer, pour le moins de surseoir, à sa décision de rompre avec une femme qui l’avait trompé et qu’il aimait encore. Pendant un vol de Paris à Varsovie, une Polonaise m’a fait tellement rire avec ses souvenirs d’ancienne petite apparatchik du régime communiste que je lui ai conseillé de les écrire. Deux ans et demi après, j’ai reçu la traduction française du livre et l’ai invitée dans mon émission de radio.