— Monsieur, vous pouvez compter sur ma discrétion, je vous donne ma parole.
— Merci. (Un silence de quelques secondes, comme s’il reprenait son souffle.) Je ne suis pas un cas médical. Je suis gros parce que je mange. Trop. Enfin, pas ce que je devrais manger. Comprenez-moi : l’argent, j’en ai beaucoup ; le sexe, c’est fini depuis longtemps. Alors que me reste-t-il comme plaisir ? La table. Mais ma femme menace de me quitter si je ne fais pas des efforts pour maigrir. J’en fais. À ses yeux, du moins. Les déjeuners diététiques avec mes clients ou mes collaborateurs, c’est vrai. Nos dîners tête à tête pendant lesquels je mange une petite salade et un yaourt, c’est vrai. Elle-même vous les a racontés. Mais ce qu’elle ne sait pas c’est que je quitte mon bureau vers dix-neuf heures. Un quart d’heure après, je suis discrètement attablé dans un petit salon du Père Claude, vous savez, l’un des restaurants préférés de Chirac. Et là je mange à ma faim. Sans contrainte. À moi les plats canailles de la cuisine française : bœuf en daube, haricot de mouton, gigot de sept heures, andouillette au vin blanc, potée auvergnate, choucroute alsacienne, entrecôte-frites, j’en passe et des meilleurs. Bordeaux ou bourgogne, je ne suis pas sectaire. Fromage ou dessert, ou, oui, quand même ! Le plus souvent fromage. À huit heures j’ai fini. À huit heures et quart je suis chez moi. Comblé et jovial. J’ai encore un peu de place pour la petite salade et le yaourt maigre qui me valent l’admiration de ma femme.
— Vous la trompez avec une table ? dis-je en riant.
— On peut dire ça comme ça.
— C’est original ?
— C’est surtout triste. Je me passerais bien de ce subterfuge. Mais comment faire autrement ? Je ne veux renoncer ni à ma femme ni à la table.
— Comment faites-vous pendant le week-end ?
— Le week-end, c’est l’enfer. Pas de Père Claude possible. Alors, je suis réellement au régime. Ce qui me permet sur la semaine d’équilibrer mon alimentation et de ne plus grossir.
Il me fit un clin d’œil. Sa femme et leur petite-fille revenaient du bar. Elles posèrent devant nous deux bouteilles d’eau et quelques tristes bretzels.
Marie-Lou tombe de haut
À peine eus-je ouvert ma porte que Marie-Lou se jeta dans mes bras en pleurant. Je me doutais bien, ayant reçu un coup de fil une demi-heure auparavant, qu’un motif grave expliquait sa visite soudaine. Ma sœur s’épanchait alors si peu qu’on pouvait la croire sans humeur. Paradoxe pour une esthéticienne, la sérénité était le maquillage naturel de son séduisant visage. Elle aimait son mari, leurs deux enfants, un fils et une fille, et son métier. Si l’on m’avait demandé quelle personne à mes yeux était la plus proche du bonheur, ou la plus représentative de cet état de félicité tranquille à laquelle aspire la majorité des gens, j’aurais désigné Marie-Lou.
Ses larmes coulaient et l’image lisse s’était gondolée. Elle avait trente-sept ans. C’était la première fois que je la voyais souffrir, notre mère étant alors encore en vie. Je m’attendais au pire. Pour elle ça l’était : son mari la trompait. Je ne lui ai pas dit qu’un cancer qui aurait frappé l’un de ses enfants, leur père ou elle-même, eût été autrement plus dramatique. En étais-je si sûr ? À lutter contre une trahison on ne perd pas ses cheveux, mais ses illusions. Elles ne repoussent pas.
Vérifiant qu’un costume de Philippe destiné à aller au pressing avait les poches vides, Marie-Lou y découvrit la facture d’une nuit et de deux petits déjeuners dans un hôtel de Paris. Son mari était censé être ce jour-là à Narbonne pour une visite à l’ancien archevêché. Inspecteur des monuments historiques, Philippe faisait de nombreux déplacements pour juger de la pertinence, du déroulement et du résultat de travaux effectués pour la conservation des biens de l’État. C’était un couple professionnellement bien assorti, lui préservant de la corrosion du temps des pierres, des boiseries et des peintures, elle, des visages.
Le sien, maintenant asséché par les tapotements de mouchoirs en papier, alternait des airs de désenchantement et de colère. Je lui ai proposé un jus de fruit. Elle a préféré un whisky, choix inhabituel.
— Il a reconnu qu’il… ?
— J’avais la preuve en main ! dit-elle, ne me laissant pas aller au bout de ma question. Pris par surprise, il n’a pas eu le temps d’inventer une histoire. Il a avoué après quelques balbutiements.
— Ce n’était peut-être qu’une défaillance passagère, suggérai-je sans y croire, un coup de folie, une opportunité sans lendemain. Je ne crois pas que Philippe…
— Tu es aussi naïf que moi. Philippe est un mari volage. La femme avec qui il est allé passer la nuit à l’hôtel, à Paris, est sa maîtresse actuelle. Il en a eu plein d’autres ! Nous sommes mariés depuis quinze ans, et depuis quatorze ans il me trompe…
— C’est lui qui te l’a dit ?
— Qui d’autre aurait pu me le dire ? Au bout d’une heure, il m’a tout balancé. Qu’il profitait de ses déplacements en province soit pour emmener avec lui ses maîtresses, soit pour faire des conquêtes sur place, soit encore pour rester à Paris à mon insu.
— Et ça durait depuis quatorze ans ?
— Oui, c’est incroyable !
— Tu ne t’es jamais doutée de rien ?
La première gorgée de whisky arracha une grimace à Marie-Lou.
— Non, jamais. Ma confiance en Philippe était totale.
— Aveugle.
— Sourde et aveugle.
— Mais tu ne lui posais pas de questions ?
— Non, sinon des questions banales. Je lui demandais à son retour comment ça s’était passé. Il me répondait ce qu’il voulait bien me répondre.
— Mais quand il était en déplacement, tu ne l’appelais pas à son hôtel, sous le prétexte de prendre de ses nouvelles, pour contrôler sa présence ?
— Non, il était entendu que c’était lui qui m’appelait. Je ne lui demandais même pas le nom de son hôtel. Je n’ai jamais été comme toi un poseur de questions.
— Eh bien, tu vois où ça mène ? Pourtant, quand tu étais adolescente, tu en posais de très jolies. Je me souviens, tu avais demandé à papa si les poissons ont soif. Une autre fois, tu avais demandé à Grand-Mère si tout était en noir et blanc quand elle était petite (question que reprendra David Foenkinos dans l’un de ses romans, une trentaine d’années plus tard). C’étaient des questions originales, inventives, alors que celles que tu aurais dû poser à Philippe étaient toutes simples.
Marie-Lou extirpa de son sac un paquet de cigarettes. Elle ne fumait plus depuis qu’elle avait été enceinte de son premier enfant, il y a treize ans. La fumée picotait ses yeux fragilisés par les larmes. Elle m’a expliqué que sa curiosité s’était émoussée dans le bien-être. L’amour, la maternité, le confort, les plaisirs, un bonheur paisible et sûr de lui avaient endormi sa vigilance. Elle ne posait pas de questions parce qu’elle vivait dans la certitude. Philippe était un bon époux, un père attentif, un homme estimé et adoré de leurs amis. Pourquoi aurait-elle douté de sa fidélité ? Comment aurait-elle pu deviner qu’il était différent de ce qu’il lui donnait à voir ? Que son image débordait du cadre ? Que ce fonctionnaire irréprochable, élégant, réservé dans ses paroles et dans ses actes, spécialiste et amoureux des corniches, des pilastres et des encorbellements, était un cavaleur ? Et un sacré menteur !
— Tu comptais sur quoi pour le retenir ?
— Le retenir ? Je n’ai jamais eu cette idée-là. D’ailleurs, il n’est pas parti.
— Si, d’une certaine manière, il partait. Il revenait seul et il repartait avec d’autres femmes. Ce n’est pas parce qu’un homme est marié à la plus belle femme du monde que, l’occasion, l’herbe tendre, comme dit La Fontaine, il ne la trompera pas avec des femmes moins belles que la sienne. Est-ce que tu n’as pas trop misé sur ta beauté ? Est-ce que ta beauté ne t’a pas inconsciemment caché les risques que courent à la longue tous les couples ?