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— Franchement, je ne me suis jamais posé ce genre de questions.

— Si tu dois te reprocher quelque chose, c’est ça.

— Mais je n’ai pas envie de me reprocher quoi que ce soit ! Ce serait le comble ! dit Marie-Lou en me jetant un regard furieux. Je te rappelle qu’il m’a avoué m’avoir trompée un an seulement après notre mariage. Où est l’usure du couple ?

— Il s’est excusé ? Il t’a manifesté des regrets, des remords ?

— Il m’a dit qu’il aurait voulu m’épargner le chagrin qu’il me causait. C’était pour que je ne découvre pas ses frasques et que je ne sois pas malheureuse, qu’il se dissimulait avec tant de précaution. Jusqu’à cette étourderie. S’il regrettait quelque chose, c’était son étourderie et non pas ses cavales. Et il a eu le culot d’ajouter que d’une certaine manière il m’était fidèle puisqu’il n’a jamais eu l’intention de se séparer de moi au profit d’une autre…

J’aurais voulu dire à Marie-Lou qu’effectivement, tout infidèle qu’il était, Philippe montrait beaucoup d’attachement à son couple. Plus il multipliait les aventures, plus nombreuses étaient les tentations de s’attacher ailleurs, et plus il donnait de preuves à sa femme de la force et de la permanence de son aimantation. Il n’avait jamais cessé de l’aimer. Mais voilà, c’était un bigame, et plus si affinités. Comment, ce jour-là, apporter à ma sœur un réconfort d’apparence aussi paradoxale ? Elle aurait crié à la provocation et claqué la porte. Plus tard…

— Le plus étonnant, dis-je, c’est que pendant si longtemps la double vie de Philippe n’ait pas parasité la vôtre, que votre vie intime n’en ait pas été affectée. Enfin, pas au point que tu te poses des questions.

— J’ai maintenant les réponses à des questions que je ne me suis pas posées ou que je n’ai pas voulu lui poser, dit Marie-Lou après avoir allumé une autre cigarette.

— Par exemple ?

— Tu connais Philippe. Il est un peu cyclothymique, avec des périodes de gaieté et de mélancolie. Sans raison. Je croyais jusqu’à présent que c’était sans raison parce qu’il ne s’était rien passé dans notre couple, avec les enfants ou dans son travail, qui pouvait justifier sa bonne ou sa mauvaise humeur du moment. Il était comme ça, voilà tout. À prendre ou à laisser. Je prenais. Sans troubler sa gaieté ou sa mélancolie par des questions intempestives. Mais, maintenant, je connais les raisons de ses sautes d’humeur. C’était selon ses succès ou ses échecs dans sa vie cachée. Tu te rends compte de sa muflerie ? S’il avait passé une bonne nuit ou s’il espérait en passer une bonne avec sa copine, monsieur était charmant et drôle. Et si la nuit n’avait pas eu lieu ou si elle avait été décevante, monsieur faisait la gueule ! Ses enfants et moi étions par ricochet les bénéficiaires ou les victimes de ses adultères.

— Il était le plus souvent gai ou mélancolique ?

— Gai, hélas ! Et moi, idiote, je me réjouissais de sa joie de vivre. Alors que maintenant, rétrospectivement, j’en ai l’estomac tordu de jalousie et de colère.

Elle finit d’un trait son verre de whisky comme si elle comptait sur l’alcool pour apaiser son estomac.

— Pas de la même façon, mais Philippe me trompait autant chez nous qu’à l’extérieur, reprit Marie-Lou, un ton plus bas. Je vais te faire un aveu terrible, Adam : j’ai vécu pendant quinze ans avec un homme que je ne connais pas.

Marie-Lou et Philippe ont divorcé. Ma sœur s’est remariée trois ans après avec un confrère journaliste. Elle lui pose beaucoup de questions.

Seigneur, l’inconnu qui, le 12 juin 1642, au coucher du roi, glissa un billet à Cinq-Mars pour l’inviter à se cacher parce que Louis XIII voulait le faire arrêter, était-ce le jeune Molière ?

Seigneur, qui, le 22 juin 1958, à Los Angeles, a assassiné Geneva Hilliker Ellroy, la mère de l’écrivain américain James Ellroy (Le Dahlia noir, L.A. Confidential, Ma part d’ombre, etc.), lequel, lorsqu’il était enfant, jeta une malédiction contre elle, souhaitant sa mort ?

Seigneur, le 4 mars 1989, au bar du Ritz, vers une heure du matin, une jeune femme brune aux yeux bleu-violet, d’une beauté biblique, me dit à l’oreille : « Je vous cherche depuis cinq ans, je vous trouve enfin. » Mais elle disparut presque aussitôt. À mon tour, je l’ai cherchée. Toute la nuit, puis pendant cinq ans. Sans la retrouver. Qui était cette femme dont je suis toujours en manque ?

Seigneur, qui a fait empoisonner la très belle Agnès Sorel, maîtresse officielle de Charles VII ? Le dauphin, futur Louis XI, qui la détestait ? Jacques Cœur, qui reconnut sa culpabilité sous la torture, puis fut lavé de tout soupçon ? Marie d’Anjou, l’épouse de Charles VII ? Mais Agnès Sorel est-elle réellement morte empoisonnée au mercure ?

Mettre en question la question

Mon entretien avec Jean-Manuel T., l’un des éditeurs du vaste domaine des essais chez Gallimard, a été un peu fou. Car il me posait des questions à propos de mon futur livre sur les questions ; et je lui posais des questions sur ce qu’il en attendait. Nous nous répondions par des questions, et notre façon d’y répondre était d’en soulever d’autres. Je lui ai demandé si un ouvrage sur les questions ne devrait pas être constitué que de questions. Il s’était posé la question. Il s’interrogeait et m’interrogeait sur ma capacité à prendre de la distance avec moi-même pour me poser les bonnes questions sur l’art et la technique de poser des questions. Je m’étais en effet posé la question. Je lui ai dit qu’il me serait utile qu’un expert établisse un questionnaire psycho-sociologique sur le fonctionnement des questions dans nos rapports humains. Il m’a suggéré de me poser la question de l’usage comparé des questions dans la sphère professionnelle et dans la sphère privée.

— Il faudra laisser des questions ouvertes, me dit l’éditeur.

— D’autant plus, ajoutai-je, que je ne pourrai pas répondre à toutes les questions.

— Cependant on attendra de vous que vous examiniez la question sous tous ses aspects.

— Oui, mais il est hors de question que je fasse un gros livre.

— Question de méthode ?

— Non, question de temps.

— Au fond, votre travail consistera à mettre en question la question.

— Ce qui va m’obliger, moi, le questionneur, à me mettre en question.

— Et même à vous infliger la question !

— Oh, là ! Je ne pensais pas que cette question m’entraînerait aussi loin. Je commence à me poser sérieusement des questions sur ce livre…

— Mais non, mais non… Ce n’est qu’une question de confiance. J’ai confiance en vous.

— Je peux vous poser une question ? lui demandai-je.

— Je vous en prie.

— Comment se manifeste votre confiance ?

— Par un contrat et un à-valoir, pas énorme, mais quand même…

En attendant ce contrat accompagné d’un chèque probablement bien modeste, j’ai continué de réfléchir sur mon métier d’intervieweur et de prendre des notes en réponse à mes questions.

Interviewer, c’est décider de quoi l’on va parler. C’est avoir l’initiative des mots. C’est bénéficier des privilèges du terrain et de l’offensive. Il y a du pouvoir dans cette position du premier qui parle. Il y a aussi du risque : se faire contrer d’entrée de jeu. Ce pouvoir du questionnement apparaît de moindre conséquence chez un journaliste que chez un professeur, un policier ou un DRH qui, selon les réponses qu’ils obtiennent, peuvent sanctionner, punir ou exclure. L’intervieweur lance des mots pour attraper des mots. Ce n’est qu’un jongleur, un saltimbanque de l’information. Son numéro terminé, il laisse le public juge.