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— J’étais un de ses amis, lâchai-je négligemment.

Le commissaire de police me regardait maintenant avec admiration et envie. Oubliées les remontrances, la leçon de morale, l’énumération des sanctions. Dépassée, inutile, sa bonne opinion d’« Aparté ». J’étais l’homme qui avait ses entrées dans les meilleures caves de Bourgogne.

— Dommage, dis-je avec un léger sourire, que je n’aie pas soufflé dans un ballon du temps où Henri Jayer était encore en vie.

Il avait l’air de ne pas ou de trop bien comprendre.

— Je veux dire par là, monsieur le commissaire, que si je vous avais connu à cette époque, j’aurais demandé à Henri Jayer de vous glisser sur sa liste des ayants droit. Oh, pour six bouteilles, peut-être douze, pas davantage…

— Six, je m’en serais contenté. D’autant qu’avec ma modeste paye de commissaire, vous imaginez bien que je ne peux pas faire de folies.

— Voulez-vous que j’avance votre nom et plaide votre cause auprès de mes amis vignerons de Volnay et de Vosne-Romanée ?

— Vous feriez ça pour moi, monsieur Hitch ?

— Entre amateurs éclairés, il faut bien s’entraider.

Je crois que si, à ce moment-là, le commissaire avait soufflé dans un ballon, le résultat eût été positif, tant son sang et son esprit s’étaient en quelques secondes imprégnés par avance des arômes des meilleurs pinots noirs de Bourgogne. Il me dit, en déchirant le procès-verbal de mon délit, qu’il lui était plus facile de n’en laisser aucune trace que de ramener par un jeu d’écriture mon taux d’alcoolémie de 0,8 à 0,6, pour une infraction simple. Celle-ci pouvait quand même retirer six points de mon permis de conduire.

Soudain, je pensai à Gatsby le magnifique qui, contrôlé par un policier pour excès de vitesse, brandit sous son nez une carte de Noël du chef de la police auquel il avait rendu service.

Nous nous séparâmes, le commissaire et moi, exactement comme le prêtre et moi nous nous étions séparés lors de la confession pendant laquelle, enfant, j’avais découvert la ruse et le pouvoir des questions, stratagème dont je venais d’apprécier de nouveau la réussite. Le commissaire de police m’exhorta à surveiller ma consommation de vin quand je rentrais chez moi en voiture. En quelque sorte, à ne plus commettre les péchés d’intempérance et d’imprudence.

Ô lecteurs amènes et curieux de la suite, vous vous demandez si j’ai tenu ma double promesse. Oui, quand il y a du très bon à boire, je laisse ma voiture au garage. Oui, j’ai recommandé le commissaire à deux vignerons de Bourgogne qui lui réservent chacun six bouteilles de leurs somptueux climats. Chaque année, vers Noël, il m’envoie un mot pour me remercier, comme le policier américain à Gatsby.

Questions dans le vide

Douchka n’aimait rien tant que répondre à mes questions. Toutes mes questions. Les plus fantaisistes comme les plus graves, les très générales et les très intimes. Aucune question jamais ne la dérangeait. Au contraire, plus elles étaient pointues, plus elle semblait jouir de devoir leur apporter des réponses convaincantes ou originales. De la vivacité de son esprit elle tirait de jolies reparties ; de son humour et des effets ravageurs de son sourire, des drôleries ; de sa vaste culture littéraire, artistique, musicale, historique, géographique, des raisonnements singuliers dans lesquels les paradoxes ne l’étaient plus ; de ses talents de comédienne, une apparente sincérité. Mes questions l’intéressaient plus ou moins. Si elle n’en repoussait aucune, était-ce par amour ou par défi intellectuel ? C’était la première fois que je rencontrais une femme aussi douée pour répondre et aussi enchantée de le faire. Elle ne m’en séduisait que davantage. J’en étais arrivé à prendre plus de plaisir à l’interviewer pour moi tout seul que les invités d’« Aparté » pour un million de téléspectateurs.

J’étais allé à Berlin enregistrer un entretien dans les studios de Babelsberg avec Volker Schlöndorff. Le soir, à un dîner à l’ambassade de France, j’ai rencontré Douchka Denissov, journaliste à l’agence France Presse en poste dans la capitale allemande. Née à Paris de parents russes naturalisés français, elle avait fait de brillantes études au terme desquelles, normalienne, elle parlait et écrivait, outre le français, le russe, l’allemand, l’anglais et l’italien. Nous avons eu l’un pour l’autre un coup de foudre, avec éclairs dans nos regards fascinés. Plus tard, nous nous sommes aperçus que j’avais dix-neuf ans de plus qu’elle.

Nous nous sommes ardemment aimés. Dans l’allégresse et la sérénité. Ce n’était pourtant pas facile car nous vivions à onze cents kilomètres l’un de l’autre. L’actualité ne chômant jamais, Douchka était trois fois sur quatre de garde les week-ends. C’était le plus souvent moi qui prenais l’avion pour lui rendre visite pendant certains morceaux ou bouts de semaine. Je ne pouvais espérer meilleur guide de Berlin. L’amour a inventé le tourisme. À force, nous avions nos restaurants et nos bars préférés. Nous apportions notre optimisme sous les tilleuls de la triste Unter den Linden, notre argent aux magasins des Friedrichstadtpassagen et notre curiosité flâneuse sur l’île des Musées, à Prenzlauer Berg, sur la Potsdamer Platz ou sur les quais de la Spree. Tout en restant en permanence en contact avec le bureau de l’AFP, prête à foncer ici ou là au cas où, Douchka m’emmenait dans sa vieille Mercedes décapotable découvrir des adresses depuis peu à la mode : un café d’étudiants, une boutique de vieilles affiches, une marchande de casquettes prolétaires, un orchestre de jazz au milieu d’une halle aux jambons et aux saucisses… Elle était sans cesse habitée par l’énergie de l’exploration. Puisque cela me serait agréable, elle retournait dans des lieux qu’elle connaissait par cœur, considérant que les revoir avec moi leur ajoutait du charme ou de l’intérêt. Elle était généreuse de son temps, de son argent, de sa culture, de sa gaieté et de son corps.

Séparés, nous nous appelions presque chaque soir au téléphone. Nous échangions des courriels et des textos en rafales. Dans nos débuts, je lui envoyais quotidiennement une question sur son ordinateur. Quelle que soit sa charge de travail, elle trouvait toujours le temps d’y répondre, souvent longuement. Dans Questions à mon père, Éric Fottorino raconte qu’il adressait chaque jour une question à son père pour le maintenir en vie. Je faisais de même avec Douchka. Pour à distance fortifier notre couple. Elle m’avait dit que je me fatiguerais de lui envoyer des questions avant qu’elle ne se fatigue d’y répondre. Elle avait raison. Arrivé à la centième, j’ai calé. Le bonheur avait étouffé ma questionnite. Les vacances approchaient. Notre dialogue ne s’est plus interrompu pendant un mois de soleil, d’amour et de vin frais. C’est alors qu’elle m’a annoncé qu’elle viendrait me rejoindre à Paris. Elle demanderait à l’AFP de la retirer le plus tôt possible de Berlin et de lui confier une nouvelle responsabilité au siège parisien de l’agence, rue Réaumur. J’exultai. Tout en me posant, à elle aussi, des questions sur les risques d’une décision sentimentale qui bouleverserait son existence professionnelle. Nous étions dans l’euphorie, on verrait bien, quand on s’aime rien n’est insurmontable, n’est-ce pas ?

Cinq mois après, coup de théâtre : le bonheur rendait l’âme. Un matin d’hiver, je reçus de Douchka un courriel dans lequel, en dix-huit lignes, elle m’annonçait qu’elle était résolue à rompre. Notre couple lui paraissait moins uni, moins fervent, moins stimulant. Cela m’avait échappé. Je lui expédiai des lettres d’amour et des plaidoyers électroniques. Elle y répondit laconiquement, puis plus du tout. Comme elle m’interdisait de lui téléphoner, le silence s’établit entre Berlin et Paris. Pour l’anniversaire de notre rencontre à l’ambassade de France, je fis le voyage. Elle refusa de me voir. J’en fus quitte pour un pèlerinage solitaire dans les rues, les parcs, les restaurants et les cafés de Berlin où j’avais l’illusion que flottait encore son parfum, L’Heure Bleue de Guerlain.