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Manon 2 est une femme pleine de ressources. Elle a réfléchi à mon addiction aux questions, qui est aussi par ricochet la sienne, et m’a demandé de ne pas être seulement celle qui répond en aval, mais aussi celle qui questionne en amont. J’ai d’abord fait la moue. Une ingérence dans mon pouvoir ? Une appropriation de mon vice ? Non, c’était moins captateur et plus subtil. Elle proposait que, presque chaque jour, quand nous en aurions le temps, en préparant les repas, au dîner, avant de dormir, nous répondions ensemble à une question qui émanerait d’elle ou de moi. L’important n’était pas d’où venait la question mais ce que nous en ferions ensemble. Elle insistait sur le mot ensemble. Des questions fortes, bizarres ou décalées. Flatteuse, elle me dit que je n’avais plus rien à prouver avec les questions, mais que j’avais toujours été trop discret dans mes réponses alors que je pouvais y briller autant qu’un autre. Manon 2 me demandait de m’investir dans la conversation en la relançant plus avec des réponses qu’avec des questions. Traduction : délaisser quelque peu mon arrogance interrogatrice au profit d’une humilité raisonnante.

Ainsi j’ai fait. Au début, par amour. Ensuite par amour et par plaisir. Nous avons eu des dialogues passionnants sur des sujets très variés. Quelques exemples :

L’esprit de sacrifice à partir de la question : « Pour qui, pour quoi accepterais-tu de donner ta vie ? »

La charité : « Faut-il faire l’aumône à un mendiant obèse qui fume des cigarettes ? » (Non, cette pertinente question n’était pas de moi, mais de Manon 2.)

La mort : « À partir de quel âge les gens pensent-ils à la mort au moins une fois par jour ? »

L’hypocrisie : « Pourquoi certaines femmes tirent-elles sans cesse sur leur mini-jupe et mettent-elles leurs mains devant leur décolleté quand elles se penchent ? » (Oui, bien sûr, je suis l’auteur de cette question.)

Littérature et médecine : « Les ogres des contes peuvent-ils souffrir de la goutte, du diabète ou du cholestérol ? »

La complexité : « Dans le monde maillé d’aujourd’hui, extraordinairement compliqué, existe-t-il une décision politique, économique ou sociale, apparemment bonne, qui n’ait pas d’effets pervers ? »

La sémantique : « Est-ce une faiblesse ou un avantage de la langue française de nommer par le même mot le temps qu’il fait et le temps qui passe ? »

La lecture : « Paul Morand a-t-il raison d’avoir écrit que Balzac est lu par les vieux et Stendhal par les jeunes ? »

Le rire : « Est-ce qu’un type qui rate une marche faisait déjà rire chez les Grecs et les Romains ? Ou est-ce le cinéma muet, en particulier Charlot, qui en a fait un gag ? »

Mon métier : « Le journalisme est-il une façon d’exercer du pouvoir sans en courir ni les contraintes ni les risques ? »

Son métier : « Le succès populaire de plus en plus considérable des musées et des expositions s’explique-t-il en partie par le besoin presque physiologique du public de contempler des images fixes et silencieuses dans un monde vidéo de plus en plus oppressant, vibrionnant et bruyant ? »

La solitude électronique : « Twitter, Facebook, les mails, les textos, toute la communication instantanée n’encourage-t-elle pas le célibat et la solitude ? »

Moi, je n’ai jamais été moins solitaire. Je ne me rappelle pas avoir formé avec quiconque un couple aussi soudé et harmonieux que celui que Manon 2 et moi constituons. (Pourtant, avec Lucile, avec Douchka, ce n’était pas mal, tu as oublié ?) Nous nous devinons avant le premier regard. Nous nous flairons d’une idée à l’autre. Je me laisse aller à la sérénité. Peut-être aussi à la nonchalance. Le bonheur ne serait-il pas émollient ? Je me rends compte que je n’ai jamais posé si peu de questions à ma compagne. Comme si Manon 2 avait le pouvoir de les tarir à la source. Peut-être l’ai-je si vite et si profondément connue qu’elle a découragé chez moi l’envie d’en apprendre plus ? À moins que ce ne soit ma curiosité qui se relâche dans le confort d’un grand amour tardif.

Car je remarque que dans leur formulation mes questions sont moins questionneuses qu’avant, plus longues, plus rondes, comme si les points d’interrogation en étaient émoussés. Il arrive même qu’ils soient supprimés, mes questions devenant alors des affirmations incertaines, en déséquilibre. C’est particulièrement vrai dans nos conversations du soir, sur un sujet choisi d’un commun accord, la question retenue n’étant pas toujours la mienne. J’argumente, j’analyse, je réponds et, sous l’influence de Manon 2, mes questions deviennent rares ou sont bancales.

Bizarre, ce changement ! J’ai mis un point d’exclamation alors qu’il n’y a pas si longtemps j’aurais écrit : bizarre, ce changement ? Je ne m’interroge plus, je m’exclame. Je ne questionne plus, j’affirme. Je ne veux pas savoir, je sais.

Cette évolution m’inquiète. Je dois bien le constater : Manon 2 exerce sur moi un ascendant considérable. Avec habileté, elle me retire peu à peu les questions de la bouche. J’en viens à me demander si…

— À quoi tu penses, Adam ?

— À rien.

— Mais si, tu pensais bien à quelque chose ?

— Non, non, je t’assure.

— Ton regard était fixe, lointain, tu avais l’air très concentré, comme replié sur toi…

— Non, je te promets, je ne pensais à rien.

— Tu m’aimes ?

— Oui, bien sûr.

— Vraiment ?

— Je ne me pose même pas la question.

Seigneur, Christian Ranucci, guillotiné le 28 juillet 1976 pour avoir enlevé et assassiné Marie Dolores Rambla, huit ans, est-il innocent d’un crime à l’enquête bâclée, Gilles Perrault ayant démontré qu’il aurait pu être commis par un homme au « pull-over rouge » retrouvé sur les lieux du crime et qui n’appartenait pas à Ranucci ?

Seigneur, est-il vrai que la première phrase prononcée par Ernest Hemingway, à l’âge de vingt mois, le jour de la Saint-Patrick, fut : « Je ne connais pas Buffalo Bill » ?

Seigneur, au cours de son ultime réussite, la dernière carte que le général de Gaulle a retournée, le 9 novembre 1970, avant qu’une rupture d’anévrisme ne mette brutalement fin au jeu et à sa vie, est-elle réellement un joker ?

Seigneur, le monde a-t-il eu un commencement et sera-t-il sans fin ?