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Il aurait fallu ne toucher à rien. Abandonner la patience du Général en l’état où la mort l’avait interrompue. En faire une pièce de musée, une installation. La laisser à l’étude des experts des jeux de cartes, du gaullisme, de l’histoire, du destin.

J’étais un journaliste déjà un peu connu quand j’ai rencontré M. Briffon à un colloque sur l’histoire contemporaine. Nous sommes allés boire un café et nous avons parlé, comme il était prévisible, de De Gaulle. Je lui ai fait part de ma lancinante interrogation sur la dernière carte retournée par le Général.

— Eh bien, mon cher Hitch — vous permettez que je continue de vous appeler par votre patronyme comme au bon vieux temps où je vous enseignais l’histoire ? — , je me pose aussi cette question depuis longtemps. Et je n’ai pas hésité à consulter là-dessus un cartomancien dont on m’avait vanté la justesse des observations ou des déductions. Il m’avait demandé d’apporter un objet ayant appartenu à de Gaulle ou qu’il avait touché.

— Ne me dites pas que votre père avait un cheveu de De Gaulle ou une rognure d’ongle ?

— Non, mais j’ai une photo de De Gaulle et de mon père signée du Général.

— Et alors ?

— La photo a été placée dans un coin du tapis de cartes, de telle façon que les deux hommes aient l’air de regarder ce qui allait s’y passer. Le cartomancien a battu les cartes dix fois, vingt fois, plus encore. J’ai coupé autant de fois. Ça paraissait sans fin quand il m’a dit tout à coup : choisissez-en une, au hasard. Ma main tremblait, mais j’ai quand même réussi à en extirper une du paquet. Je l’ai retournée. C’était le joker !

— Mais il n’y a pas de joker dans les réussites !

— Eh bien, il y en avait un dans le jeu de cinquante-deux cartes du Général. C’était la 53e et elle lui a été fatale. Le joker de la mort…

— Ce joker n’aurait jamais dû se trouver entre les mains du Général ?

— Oui, mais il y était !

— Qui l’avait glissé dans son jeu, à son insu ?

— À son insu, peut-être pas.

— Vous voulez dire qu’à l’approche de son quatre-vingtième anniversaire de Gaulle aurait sciemment introduit ce joker de la mort dans son jeu de cartes ?

— C’est une question. Une question logique.

— Et vous, historien, vous répondez quoi ?

— Je réponds qu’il en est de l’Histoire comme de De Gaulle : elle n’abat jamais toutes ses cartes.

Intervieweur

Les candidats à l’école de journalisme devaient rédiger deux feuillets pour expliquer les raisons qui les avaient poussés à exercer cette profession et dans quelle rubrique ils rêvaient de s’illustrer. La plupart ont répondu que le journalisme représentait la noblesse de la communication. Et qu’ils désiraient devenir grand reporter, correspondant aux États-Unis ou en Chine, éditorialiste politique, critique littéraire, critique de cinéma, journaliste d’investigation, rédacteur en chef, présentateur de journal télévisé, etc. Ils ne se mouchaient pas du coude, mes futurs confrères ! Je fus le seul à écrire que je voulais devenir intervieweur.

— Vous voulez interviewer qui ? me demanda le professeur qui, les lunettes au bout du nez, consultait ma copie, me faisant passer l’oral du concours.

— Vous, par exemple.

— Comment, moi ?

— Je pense que l’interview d’un professeur de l’école de journalisme serait susceptible d’intéresser de nombreux lecteurs ou auditeurs.

Je jure que j’ai déclaré cela moins pour flatter l’examinateur que pour lui prouver l’originalité, la souplesse et la modestie de mon ambition. Il retira ses lunettes pour mieux m’observer.

— Mais quels personnages aimeriez-vous interviewer ? Des politiques, des chanteurs, des comédiens, des sportifs… ?

— Peu importe, répondis-je. Pourvu qu’ils soient intéressants, pourvu qu’ils aient des choses à dire. Ce qui me passionnera dans le métier de journaliste, c’est de poser des questions. J’adore ça ! Avoir en face de moi quelqu’un à qui, grâce à ma carte de presse, je pourrai demander ce qu’un citoyen ordinaire ne saurait obtenir, c’est un merveilleux privilège.

— Pourquoi, alors, ne pas envisager de devenir policier ou juge d’instruction ? Eux aussi en posent des questions !

— Oui, mais leur clientèle est moins variée. Et moins chic. Des assassins, des bandits, des malfrats, des dealers, des petits voyous… Il faut leur répéter cent fois la même question pour obtenir une réponse, et il n’est pas sûr qu’elle soit sincère. Il faut les menacer, leur mentir, parfois leur cogner dessus, non merci, ce n’est pas de l’interview, c’est de la parlote canaille. Et puis il est probable que je serai amené, un jour, en tant que journaliste, à recueillir l’interview d’un gangster célèbre ou d’un gibier de potence repenti. Ce qui est formidable dans le journalisme, c’est qu’on peut engager la conversation avec n’importe qui.

— Même avec le Diable ?

— Surtout avec le Diable !

— C’est un spécialiste de la rumeur, du mensonge, du bourrage de crâne.

— À moi de ne pas me laisser prendre. Comme il sait que je le soupçonnerai de m’induire en erreur, de m’égarer par des réponses fausses, car telle est sa réputation, je suis convaincu que le Diable tiendra le discours inverse : il me dira la vérité. Et il comptera sur ma naïveté ou mon conformisme pour que je ne le croie pas.

— Vous jouez au poker ?

— Ça m’arrive.

— Au bluff le Diable est imbattable.

— Je n’irai pas jusqu’à risquer mon âme.

— Si vous m’interviewiez, comme vous en avez eu l’intention, quelle est la première question que vous me poseriez ?

Je pris quelques secondes de réflexion. Puis je dis à l’examinateur :

— J’hésite. Soit : quel est le dernier article que vous avez lu ? Soit : vous est-il arrivé de vous couper avec votre rasoir, le matin, en écoutant à la radio une information qui vous a étonné ou un propos qui vous a indigné ?

— Pas mal, dit l’examinateur.

Il parut surpris quand je lui demandai à laquelle des deux questions il aimerait répondre.

— À la seconde.

— Pourquoi ? osai-je.

— Parce qu’il m’est arrivé un matin, il y a un mois, de me faire une légère entaille au menton en écoutant la « Chronique pour sourire » de Bernard Pivot, sur Europe 1. Je ne me rappelle pas quelle bêtise il avait racontée, mais c’était drôle, j’ai ri et mon menton a bougé alors que le rasoir était dessus.

Je fis ensuite un éloge de la curiosité. Je confiai à l’examinateur que j’avais des bouffées de curiosité comme d’autres ont des bouffées de chaleur ou de colère. Ça me prenait à l’estomac, ça me remontait à la tête, et j’éprouvais alors une irrésistible envie de savoir. Quoi ? Le pourquoi et le comment, les tenants et les aboutissants, le pour et le contre, le dessus et les dessous, les dits et les non-dits. Pour satisfaire ma curiosité, ce stimulant naturel, je posais des questions. Puis d’autres questions qui en appelaient d’autres. Tant mieux si la récolte était bonne. Mais, dans le cas contraire, je ressentais peu de déception parce que c’était de l’acte de poser et d’enchaîner les questions que je tirais mon plaisir.

L’examinateur me fit remarquer que, lorsque je serai journaliste, il ne faudrait pas que je me limite à ce plaisir parce que mon rédacteur en chef, les lecteurs ou les auditeurs exigeraient, eux, que les réponses soient inédites et captivantes. Je répondis que j’en étais bien conscient, mais que, pour le moment, je n’étais pas astreint à une obligation de résultat. Je n’exerçais ma passion qu’auprès de mes amis, de mes camarades, des personnes rencontrées en vacances, dans des soirées, dans des boîtes de nuit, des cafés, des restaurants, et même dans l’autobus car je me liais facilement. Par curiosité.