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— Bravo, maman ! s’exclamèrent ses trois enfants.

C’est alors que se produisit ce que j’eus souvent par la suite l’occasion de vérifier : quand un questionneur a eu l’aplomb d’aborder dans un groupe un sujet délicat, les autres personnes se sentent libérées de leur réserve naturelle et osent des interventions qui les surprendront elles-mêmes quand elles se les remémoreront. Ainsi, étonné, j’entendis Marie-Lou demander à sa mère :

— Et toi, maman, c’était la première fois que, comment dire ? la première fois que…, enfin tu vois bien ce que je veux dire ?

— Est-ce que c’était la première fois que je voyais le loup ? On disait comme ça, autrefois… J’avais déjà vu le loup !

— Tu l’as avoué à papa ?

— Avoué ? Pourquoi avoué ? Ce n’était pas une faute, tout juste une erreur.

— Elle n’avait pas besoin de me le dire, ajouta notre père. Je m’en suis rendu compte. C’est sûrement parce que nous avions l’un et l’autre une certaine expérience…

— Enfin, toi plus que moi…, dit maman.

— … que notre première nuit a été réussie. Et si agréable que nous avions tous les deux le désir de recommencer.

— Mais est-elle vraie, demanda Nicolas, la légende qui veut que vous vous soyez connus dans le cabinet de papa ?

— C’est exact, répondit-il, et se tournant vers notre mère : tu étais venue en consultation, je m’en souviens comme si c’était hier.

Je ne pus me retenir de lancer :

— Mais alors, c’est dans ton cabinet que tu as vu maman nue pour la première fois ?

— Gros malin ! Eh bien, non, elle souffrait d’une angine…

— Mon premier geste vers toi, dit-elle à son époux, ç’a été de te tirer la langue !

Tous les cinq avons ri. Puis, mon père m’a fixé dans les yeux.

— Adam, je vais te faire une confidence très sérieuse : quand un médecin met une main sur le sein d’une femme ou sur son ventre, ça peut être un geste d’amour, et c’est toujours, dans son cabinet, un geste médical. Au fond, c’est le même geste, mais pas avec les mêmes intentions, pas avec les mêmes désirs, pas avec les mêmes craintes. Sois-en sûr, c’est toujours un beau geste.

— Ce que tu viens de dire est magnifique, lança Marie-Lou, approuvée par Nicolas et moi. Je repris :

— Mais, papa, pour toi, médecin, le corps de la femme n’était pas quelque chose d’inconnu, comme pour moi, comme pour la plupart des hommes.

— Oh ! tu sais, je ne me suis pas mis au lit avec ta future mère en me remémorant mes cours de physiologie…

— Ça doit aider, quand même !

— Peut-être.

— Tu avançais en terrain répertorié, balisé ?

— Mais je te défends, dit maman, de me comparer à un terrain d’aviation.

— Je crois, ajouta mon père, que l’émotion balaie l’information. Dans tous les sens du terme, l’homme, quel qu’il soit, est nu devant la femme et, au moins dans les premiers temps, il se fie davantage à ce qu’il ressent qu’à ce qu’il sait. Même les carabins.

— C’est quoi un carabin ? demanda Marie-Lou.

— Un étudiant en médecine, répondit le docteur Hitch.

Il me vint alors l’idée de demander à mon père et à ma mère s’ils savaient où et quand cela s’était passé la première fois pour leurs parents.

— Tu es fou, répondit maman, je n’aurais jamais osé, j’aurais reçu une gifle…

— Dans les générations précédentes, ajouta mon père, ces choses-là restaient secrètes, l’intimité des parents était un tabou, on ne l’évoquait jamais. On disait : ils se sont connus à l’école, au bal, dans un mariage… Mais on n’allait pas plus loin dans les confidences.

— Eh bien, moi, je vais demander à Grand-Père (le père de mon père, veuf) et à Mamie (la mère de ma mère, veuve) s’ils veulent bien me raconter…

— Ah, non ! m’interrompit ma mère. Adam, je te l’interdis. Tu les gênerais épouvantablement. Tu commettrais une indélicatesse impardonnable. Respecte, je t’en prie, leur âge et leur pudeur.

— Et puis qu’est-ce que ça t’apportera ? me demanda mon père.

— Ça lui apportera un plaisir connu de lui seul, dit Nicolas, ironique.

— Ça lui apportera la fierté d’avoir osé, dit Marie-Lou.

— Ça m’apportera, dis-je, à moitié sincère, mais avec une réelle conviction, une raison supplémentaire de les aimer. S’ils me répondent, bien sûr…

On pourrait mesurer l’évolution de la société au seul répertoire des questions qu’il est convenable ou pas de poser au fil du temps. À moins d’un siècle de distance, entre le mutisme absolu de mes grands-parents sur le sexe et les réponses avec images pornographiques obtenues par mon fils encore très jeune en cliquant sur le net, il existe une faille océanique. C’est aussi vrai pour l’argent. Les liasses de billets cachés entre les piles de draps ou sous le matelas relevaient autant de la psychanalyse que de l’économie planquée. On ne donnait des chiffres que pour la dot, l’achat d’un terrain ou l’héritage. Seul le notaire était habilité à fournir des réponses. Aujourd’hui, les chiffres circulent partout, surtout pour les pauvres et les riches. Les pauvres s’en plaignent, les riches s’en vantent. Mais il y a encore des réticences dans les classes moyennes. Des commerçants, des artisans, des médecins — mon père, par exemple —, des petits patrons, des avocats, des écrivains, d’autres encore auxquels il m’est arrivé de demander le montant de leurs revenus annuels, ont refusé de me répondre ou se sont défilés en usant de circonlocutions ou de chiffres alambiqués.

Pour la foi, c’est un peu l’inverse qui s’est passé. Jadis, on déclarait volontiers que l’on était croyant et pratiquant, ou que, athée, l’on bouffait du curé. Dans les dernières décennies du XXe siècle, aux questions sur le Dieu chrétien — avec Allah on ne barguigne pas, on est pour —, les réponses sont dilatoires ou ambiguës, p’têtre ben qu’oui, p’têtre ben que non, c’est selon, ça dépend, ça m’ennuie de me prononcer en quelques mots, c’est tellement personnel, je préfère, ne m’en veuillez pas, ne pas vous répondre…

Il est possible encore d’analyser comment a évolué peu à peu l’histoire des mentalités à travers questions et réponses sur la maladie, la mort, le pouvoir, le prestige, le machisme… Mais je ne suis pas là pour écrire une thèse sur ce sujet.

J’ai posé la fameuse question à Mamie. À l’heure du thé. Dans son petit appartement de la rue de Babylone, encombré de bibelots, j’avais apporté des macarons de Ladurée, ses préférés. Ma visite, trop rare, l’enchantait au point qu’elle avait peint d’un peu de couleur ses joues très pâles et qu’elle avait mis trois bagues, deux bracelets et son collier d’émeraudes. Au bout d’un moment, connaissant mes marottes et se doutant de mes manigances, elle me dit :

— Toi, tu es venu me poser une question ?

— Gagné, Mamie ! Je peux ?

— Oui, vas-y.

— Si je ne suis pas trop indiscret, je voudrais savoir quand, à quelle occasion, tu as perdu ta vertu.

Elle a beaucoup ri. Sans retenue, avec une joie de gorge soulevée.

— Ça valait bien, en effet, des macarons, dit-elle, moqueuse.

Elle en dégusta un à la pomme verte, dont la couleur s’harmonisait avec celle de son collier, elle s’essuya la bouche, puis elle raconta.

— Tu vas être déçu. En ce temps-là, c’était souvent le soir des noces. Eh bien, ce fut pour moi aussi le soir de mes noces. Enfin, non, pas tout à fait. Ton grand-père, mon jeune mari, avait trop bu. Beaucoup trop bu. Il était incapable de remplir pour la première fois ce qu’on appelait le devoir conjugal. Il s’est endormi tout de suite. Non, il ne ronflait pas. Je n’ai pas été frustrée. Parce que, moi aussi, j’étais fatiguée par la noce et que je voyais bien que l’homme couché dans mon lit n’était visiblement pas en état de marche. Le matin, vers dix ou onze heures, quand nous nous sommes réveillés, il a fait ce qu’il devait faire. Ou, plutôt, nous avons fait ce que nous devions faire…