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— Bien ?

— Comment tu les trouves, les macarons de Ladurée ?

Grand-Père fut moins coopératif. Mais j’ai eu tort de le questionner en voiture.

— Tu ferais mieux de me demander comment j’ai passé mon permis de conduire.

— Il s’agit d’un autre permis, plus intime, moins risqué…

— Moins risqué ? Pas sûr ! Écoute, ce n’était pas très glorieux. La première fois que j’ai fait l’amour, j’ai dû payer, alors parlons d’autre chose…

La plupart des camarades de mon âge, lorsqu’ils perdent leurs parents, et plus encore lorsque leurs grands-parents disparaissent, regrettent de ne pas avoir eu le temps — en vérité, la curiosité — de les interroger sur leur enfance, leur jeunesse, leurs débuts dans l’existence, leurs joies, leurs déceptions. Ils les ont laissés partir en ne retenant que l’essentiel de leur vie, mais en abandonnant au néant mille petits grains qui en faisaient le sucre, le sel et le poivre. Ils se lamentent sur leur incapacité à répondre aux questions qu’ils se posent trop tard, faute de les leur avoir posées quand il en était encore temps.

Ils s’en veulent d’avoir manqué au devoir de mémoire et d’avoir raté tant d’occasions d’ajouter à la vérité et au romanesque de la saga familiale. J’en ai connu d’inconsolables qui, après les obsèques, se traitaient de négligents et d’idiots.

C’est un reproche que je ne peux pas me faire, tant parents et grands-parents ont souffert de ma questionnite. Je les sentais cependant plus souvent flattés qu’agacés. J’ai rempli deux cahiers de leurs confidences…

— Tu vas en faire quoi ? m’a demandé, un jour, Nicolas. Un roman ?

— Non, je ne crois pas que je saurai écrire un roman. C’est pour le plaisir. Pour que leur vie continue, pour lutter contre l’usure du temps.

— Mais nous avons leurs photos, dit Marie-Lou.

— Les photos ne suffisent pas. Il faut aussi des mots.

Seigneur, le 30 octobre 1979, Robert Boulin, ministre du Travail du gouvernement de Raymond Barre, s’est-il noyé dans un étang de la forêt de Rambouillet ou son assassinat a-t-il été maquillé en suicide ?

Seigneur, qui est le généreux et mystérieux mécène qui a déboursé 7,25 millions d’euros pour offrir à la Bibliothèque nationale de France le manuscrit d’Histoire de ma vie, de Casanova ?

Seigneur, qui a d’un pique-lard sectionné le cou de Mme Roque de Défougeac, le 24 avril 1916, à Soulomès, dans le Quercy ?

Seigneur, le tableau de David représentant le régicide Louis-Michel Le Pelletier de Saint-Fargeau sur son lit de mort a-t-il été détruit par sa fille Suzanne, ardente royaliste, ou l’a-t-elle dissimulé dans un mur du château de Saint-Fargeau, alias Plessis-lez-Vaudreuil dans le roman de Jean d’Ormesson Au plaisir de Dieu ?

L’assassin habite au 4e

Une question, ô lecteurs amènes et attentifs : avez-vous remarqué la singularité de mon entreprise ? Elle consiste à raconter ma vie privée alors que la plupart des gens ayant acquis de la notoriété écrivent le récit de leur vie professionnelle : débuts, difficultés, exploits, élévation, réussite. De leur particulier ils ne disent que le minimum, alors que, moi, c’est sur ma carrière que je m’étendrai le moins.

Il me faut quand même en retracer les grandes lignes à l’usage des lecteurs qui, considérant non sans raison que la starisation des journalistes est une déviance du système médiatique, ont porté peu d’attention à mon parcours. Alors que j’ai récemment fêté mes cinquante-sept ans, il me faut bien leur prouver que, si ma vie privée a été corrompue par ma vie professionnelle, c’est parce que celle-ci a été fournie et intense.

En gros, mon itinéraire de journaliste s’échelonne sur trois périodes de dix années. Une première tranche au quotidien Paris Info où, intervieweur, je suis passé successivement des informations générales et faits divers au sport, puis à la politique et à l’économie, et, enfin, à la culture. Ensuite, une dizaine d’années à la radio où j’interviewais chaque matin, en direct, pendant dix minutes, la personnalité du jour. Enfin, presque onze ans à la télévision — j’y suis toujours — pour un entretien hebdomadaire d’une heure avec un grand nom de la politique, des affaires, des lettres, des arts, de la musique, de la chanson, des sciences, du sport, etc. « Aparté » est depuis longtemps une institution. Plus beaucoup d’autres longues interviews publiées dans des magazines, des revues, dans la presse étrangère, ou enregistrées et diffusées par des télévisions francophones.

Combien de personnes ai-je interviewées ? Des milliers. Combien de questions ai-je posées ? Des dizaines et des dizaines de milliers. Et combien de questions que je n’ai pas eu le temps de poser (surtout à la radio), ou que j’ai regretté de ne pas avoir posées parce qu’elles me sont venues à l’esprit trop tard, ou qu’à tort j’avais cru inintéressantes ? Et combien de questions rentrées, oubliées, reformulées, retenues, contournées, rattrapées ? Bizarre, le type que je suis qui, comme d’autres passent leur vie à serrer des écrous, à tapoter sur un ordinateur ou à regarder dans un microscope, aura passé la sienne à poser des questions. Bizarre ou, tout compte fait, banal puisque spécialisé, à l’exemple de tant d’autres, dans une fonction unique.

Bien des entretiens, surtout au domicile des gens, mériteraient d’être racontés. Peut-être le ferai-je dans un autre livre. Je me contenterai ici du récit de ma première interview, rapide, furtive, volée, chanceuse, capitale pour la suite de ma carrière, fatal engrenage de mon addiction.

Je n’étais encore qu’un journaliste débutant au service des informations générales de Paris Info. Je faisais des brèves, je récrivais des dépêches d’agence, je proposais à la rédaction en chef des textes de liaison et des coupes dans des articles trop longs. Travail modeste d’un rédacteur qui apprend son métier.

Un matin, il n’y avait aucun reporter disponible quand un coup de téléphone de notre informateur à la Préfecture de police nous avertit qu’un crime avait été commis rue du Bouloi, à cent cinquante mètres du journal. Le chef de service des faits divers me demanda si cela m’ « amuserait » d’aller y faire un tour. Je répondis « évidemment oui » et fonçai à l’adresse indiquée.

Aussitôt arrivé, coup de pot : dans la Renault garée derrière le panier à salade, je reconnus mon camarade de lycée, Jean-Michel Gombault. Ayant téléphoné de la voiture, il s’apprêtait à remonter sur les lieux du crime. Lui aussi débutant, il était l’un des adjoints du commissaire de police. Nous nous étions revus récemment à l’anniversaire d’une copine de notre lycée.

— Ça t’amuserait de monter ? C’est au quatrième étage.

— Évidemment oui, lui répondis-je, comme à mon chef de service…

— Rien de bien sensationnel, je te préviens. C’est un type qui a étranglé sa femme et qui nous a lui-même appelés.

Arrivé à l’appartement, Jean-Michel me présenta à son patron qui bougonna, mais ne s’opposa pas à ma présence. Allongée sur un canapé de cuir noir, ses yeux clos, la victime, une belle femme d’une quarantaine d’années, blonde, sa robe de chambre ne dissimulant pas ses cuisses nues, était photographiée par un policier spécialisé dans ce genre de clichés macabres. Je me remémorai aussitôt une photographie qui m’avait impressionné. Étendue sur les gros cailloux d’une berge du Pô, une jeune femme, la tête renversée, sa robe printanière retroussée jusqu’en haut des cuisses, violée et tuée par des SS, interpellait le ciel de sa beauté qu’on pouvait croire encore intacte et offerte. Chez l’une et chez l’autre victimes la mort était insoupçonnable.