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Le lendemain j'ai trouvé un appartement à louer devant l'église en ruine. Nous avons emménagé en quelques heures. Un matelas matrimonial à ressorts sur une natte de jonc, une table en sapin dont j'ai fait scier les pieds, trois chaises basses achetées aux vendeurs à la sauvette sur l'avenue Cinco de Mayo. L'appartement recelait un gros réfrigérateur rouillé qui ronflait comme un chien asthmatique, et une cuisinière graisseuse. Il a fallu acheter deux cylindres de gaz propane avec leur détendeur, et quelques ustensiles. Les deux fenêtres de la pièce à vivre faisaient face à l'église en ruine, donc nul besoin de rideaux. Pour la chambre, j'avais pensé installer un pan de tissu, mais Dahlia a préféré coller des journaux sur les carreaux. Elle n'était pas très fille d'intérieur. L'appartement comportait aussi une petite pièce pouvant servir de bureau, mais Dahlia a décidé que ce serait la chambre de Fabio, lorsqu'elle en aurait obtenu la garde.

Dahlia aimait bien faire la cuisine. Elle préparait les plats de son enfance à San Juan, des légumes mélangés à du riz et des pois cassés, de la morue, des plantains frits. Je ne lui posais pas de questions, ni elle non plus. Je crois que nous étions reconnaissants l'un à l'autre de ne rien prendre pour acquis.

En même temps, elle était dépressive. Parfois elle buvait plus que de raison, des rhum-Coca ou des palomas, cañazo additionné de soda à l'orange, elle se recroquevillait sur le matelas, la tête tournée vers la fenêtre aux journaux. Elle sortait de là le teint gris et les yeux bouffis, comme si elle remontait d'une longue plongée. Nous n'en parlions pas, mais nous sentions que tout cela ne durerait pas. Je rédigerais mon rapport sur la vallée du Tepalcatepec et sur l'expropriation des petits agriculteurs, et j'irais vivre ailleurs, en France, je serais professeur dans un petit collège, loin de cette Vallée surpeuplée. Elle ne pourrait jamais s'en aller, un fil de chair la retiendrait toujours à son fils. Mais nous voulions croire que tout cela n'avait pas beaucoup d'importance.

Chaque soir, à partir de six heures, la ville s'engorgeait. Venues des quatre coins de la région, les autos entraient dans la ville par la rue principale ou par la Cinco de Mayo, et tournaient autour de la place pour repartir vers l'ouest C'était pareil à une fièvre. Le grondement des quatre par quatre, des SUV, des pick-up, Dodge Ram, Ford Ranger, Ford Bronco, Chevy Silverado, Toyota Tacoma, Nissan Frontier, les crissements de leurs pneus larges sur l'asphalte brûlant l'odeur du diesel, l'huile chaude, la poussière acre, et sur le fond de ce grondement les battements lourds des basses qui marquaient le rythme, une sorte de doum-doum-doum continuel qui s'éloignait, revenait l'un reprenant l'autre, pareil à un très long animal aux organes battants enserrant la place et les maisons du centre.

Au début, nous sortions de la sieste, l'esprit engourdi, la peau encore collante de l'amour. « Écoute, disait Dahlia. On dirait la guerre. » Je fumais une cigarette en regardant les lumières de la nuit qui commençaient à clignoter sur le plafond du salon. « C'est plutôt la fête. » Mais je ressentais l'inquiétude de Dahlia, une crainte ancestrale à l'avancée de la nuit « Ce sont les fraisiers, les avocatiers, ils viennent de partout, ils veulent nous montrer leur puissance. »

Dahlia inventait des romans, c'était dans sa nature. Elle restait la militante communiste qui avait fui Porto Rico et avait épousé par amour un révolutionnaire.

« Ils sont seulement en train de faire étalage de leur fric, pour séduire les filles. » Dahlia était violente. Elle se bouchait les oreilles. « Qu'ils aillent se faire foutre, eux, leur fric, leurs filles et leurs bagnoles ! »

Je ne pouvais pas la calmer. J'aurais pu arguer que ce n'étaient pas eux qui étaient responsables de ces bagnoles, ni de leurs sonos, que ce n'était pas pour eux qu'elles avaient été inventées. Qu'ils n'étaient, après tout, que des paysans enrichis, un maillon faible et remplaçable dans la longue chaîne de la dépendance économique.

Dahlia se réfugiait dans la cuisine. Elle allumait un joint. C'était sa façon de se boucher les oreilles. Sur son Walkman, elle écoutait sa musique portorriqueña, ses tambours et ses salsas.

À la fin de la saison des pluies, la Vallée, chaque soir, se remplissait. Derrière leurs glaces teintées, à l'abri de leurs carlingues rutilantes, décorées de flammes, de dragons, de ninjas, de guerriers aztèques, les fils des grandes familles reprenaient possession du centre-ville que leurs parents avaient fui à cause de l'insalubrité. Ils venaient de la périphérie, des ranches et des lotissements de riches, de la Glorieta, de la Media Luna, du Porvenir, des Huertas, du Nuevo Mundo. Héritiers de l'empire de la fraise, milliardaires, les Escalante, Chamorro, Patricio, De la Vega, De la Vergne, Olguin, Olid, Olmos…

Depuis longtemps leurs parents avaient troqué les antiques demeures de pierre rose déglinguées et superbes contre des villas californiennes en béton peintes en rouge et en jaune, châteaux néogothiques aux toits de fausses ardoises montés de fausses mansardes, porches à péristyle en marbre et salons de jacuzzis, piscines en forme de cœur, de guitare, de fraise.

Mais ils n'avaient pas renoncé à leur droit sur la ville. Ils avaient reconverti leurs maisons familiales en galeries marchandes, en parkings à étage, en cinémas, en marchands de glaces ou en restaurants de steaks grillés à la mode gaucho.

Au milieu de cette ville en ruine, de ces chaussées défoncées, de ces égouts à ciel ouvert, Don Thomas avait créé l'Emporio, un atelier de recherche et d'enseignement supérieur dédié aux sciences humaines et au savoir.

Thomas Moises n'était pas issu de ces grandes familles de planteurs de fraisiers et de producteurs d'avocats qui tenaient toute la Vallée dans leurs mains. Il était le dernier rejeton d'une longue lignée de lettrés et de notables qui avaient fourni à l'État des juges, des maîtres d'école et des curés, et qui avaient su traverser les guerres et les révolutions et se garder du pouvoir. Il n'était pas originaire de la Vallée, mais de Quitupan, un village de montagne aux sources du fleuve Tepalcatepec.

La première fois que je l'ai rencontré, dans son bureau à l'Emporio, j'ai été reçu avec une réserve bienveillante qui m'a plu. J'ai vu un petit homme rondelet, à la peau mate et aux cheveux très noirs, avec des yeux doux d'Indien, et une moustache en brosse démodée. Du reste tout était démodé dans sa personne. Il était vêtu d'un complet marron dont le veston semblait fatigué, d'une chemise guayabera bleue, ses petits pieds chaussés de souliers noirs impeccablement cirés. À cinquante ans, après une vie consacrée à enseigner l'histoire dans les universités, il avait créé ce petit collège, par amour pour sa région natale, pour tenter de sauver ce qui pouvait l'être de la tradition et de la mémoire. A cette Athénée, il avait donné le nom modeste d'Emporio, c'est-à-dire la Halle. Contre un loyer élevé, il avait installé son collège dans une ancienne demeure noble de la Vallée, qu'il avait ainsi sauvée provisoirement de l'appétit des promoteurs.

Séparée du bruit de la rue par un grand porche que fermaient des grilles espagnoles, la maison était construite sur un seul niveau, avec une série de hautes pièces en enfilade dont les portes-fenêtres ouvraient sur un patio planté d'orangers et agrémenté d'une fontaine d'azu-lejos. C'était là, dans cette atmosphère coloniale, que les chercheurs se réunissaient et donnaient leurs cours.