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« Vingt et une, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre… » Il détailla avec avidité la pointe des seins un peu lourds qui effleuraient la moquette à chaque flexion. Si le visage, caché par les cheveux, était à l'image de la ligne des cuisses !…

« Trente, trente et un, trente-deux… »

Arnold aurait souhaité qu'elle comptât jusqu'à mille. A trente-cinq, elle s'effondra, roula sur le dos jambes écartées et le vit.

« Crevant ! dit-elle. Quand je suis en forme, j'arrive à cinquante. Et vous ? »

Arnold rougit violemment.

« Je ne sais pas. J'oublie toujours de compter. »

Elle se leva sans gêne aucune, s'empara d'une bouteille de lait posée au pied du divan.

« Vous en voulez ? »

Arnold détestait le lait. Il répondit d'une voix égarée :

« Je veux bien. »

Elle but longuement au goulot, lui passa la bouteille.

« Je ne sais pas où Poppie fourre les verres. Quel bordel ! »

Dans un mouvement incessant, les yeux d'Arnold allaient de son pubis châtain foncé à son visage.

« C'est extraordinaire, bafouilla-t-il. Vous ressemblez…

— Je sais. »

Pour se donner une contenance, il avala vaillamment une gorgée de lait, eut un haut-le-cœur.

« Je m'appelle Arnold. Et vous ?

— Marina.

— Je ne crois pas que Poppie m'ait parlé de vous.

— Si elle baise avec vous, je suis épatée ! Vous pourriez être son grand-père ! »

Il reçut le coup au plexus mais réussit à s'arracher un sourire paternel.

« Je suis Arnold Hackett. »

Il guigna du coin de l'œil sa réaction. Elle n'en eut aucune.

« J'ai oublié mon portefeuille. Vous permettez ? »

Il passa dans la salle de bain où gisaient pêle-mêle les vêtements de Marina, saisit furtivement son tee-shirt, le porta voluptueusement à ses narines, dénicha son portefeuille sous une éponge et revint dans le salon.

Assise à califourchon sur la chaise Louis XV, toujours nue, Marina le dévisageait avec attention.

Il rougit. Elle dit :

« Ça doit être moche d'être vieux. »

Parmi les soixante mille employés de la Hackett, hommes ou femmes, personne ne lui avait jamais sorti quelque chose d'aussi énorme. Curieusement, il n'en fut pas fâché. Il s'efforça d'amener dans son œil la fameuse « petite flamme gaie ».

« Si j'avais la possibilité de choisir, je préférerais avoir votre âge. »

Il n'était plus tout jeune, c'était vrai. Le temps qui lui restait n'en était que plus précieux. Plus une seule occasion à perdre, prendre, prendre tout de suite ! Il sut qu'il était prêt à n'importe quoi pour avoir simplement le droit de poser un doigt sur la peau de cette fille. Il se mit à parler, hypnotisé par son pubis entrouvert dont il n'arrivait pas à détourner son regard.

« Écoutez, Marina… Nous nous connaissons à peine, mais j'ai une proposition à vous faire… »

Oui ou non, allait-il lui annoncer qu'il était licencié ? Comment lui dire qu'il ne dînerait pas avec elle ?

« Christel ! Christel !… »

Elle n'était ni dans le vestibule ni dans la cuisine. Décomposé, Samuel fit des vœux pour ne pas la trouver dans le salon.

« Christel ! »

Elle y était, enfoncée dans un fauteuil, vêtue de sa robe de laine violette accusant chaque repli de son corps épais. Son expression : le reproche incarné.

« Qu'est-ce qui te prend de crier comme ça ? Tu as vu l'heure ? Va mettre tes pantoufles ?

— Je ressors. »

Les yeux agrandis d'étonnement, elle le considéra comme s'il avait proféré une incongruité.

« Pardon ?

— Je dîne avec Alan Pope.

— Oublie ce raté et va te laver les mains ! Tu ne sors pas ! »

En un éblouissement, Bannister perçut le poids de vingt-cinq ans d'esclavage, ses terreurs à la Hackett, ses sourires forcés, sa frousse de Murray, son angoisse de se retrouver sans travail à près de cinquante ans, la peur de l'humiliation d'être traité en petit garçon par sa propre femme…

« Je sortirai quand même !

— Tu oses m'insulter pour ce sale type qui ne fréquente que des putains ! »

Pour la première fois de sa vie, Samuel fit face.

« Ses putains en valent bien d'autres ! »

Il tourna les talons et se rua dans le vestibule.

« Samuel ! Où vas-tu ? »

Inondé d'une joie sauvage et inconnue, il lui jeta sans se retourner :

« Me soûler avec des putains ! »

Alan était arrivé en avance chez Man-Ling, un chinois discret où il avait bien souvent déjeuné avec Samuel. L'endroit, pas cher, était apaisant et sympathique. De sa place, il avait une vision panoramique sur les tables recouvertes de nappes de papier à petits carreaux rouge et blanc, les dragons écarlates cracheurs de feu plaqués en bas-relief contre les murs éclairés par la lumière douce des boules colorées formant lustres. Posée à côté de son assiette, l'enveloppe beige contenant les 20 000 dollars. Depuis qu'on la lui avait remise à la banque, Alan n'y avait pas touché. Depuis le matin, il avait agi par réflexes.

Plus le temps passait, moins il comprenait ce qui l'avait poussé à prélever de l'argent qui ne lui appartenait pas, dont l'usage lui était interdit et qu'il allait devoir rendre de toute façon.

Il s'interrogeait sur le sens de son geste quand Bannister entra. Il cligna des yeux comme la plupart des myopes dans l'embarras, repéra Alan, se dirigea vers sa table et s'assit avec raideur sans prononcer un mot. Alan remarqua qu'il transpirait et qu'il était blême.

« Ça ne va pas ? »

Samuel saisit la bouteille de rosé, s'en servit un verre, l'engloutit.

« Hé ! Sammy, je te parle. »

Bannister le regarda d'un air tragique et laissa tomber :

« Moi aussi.

— Toi aussi, quoi ?

— Viré.

— C'est une blague ?

— Murray a eu ma peau.

— Sammy, tu charries ?

— J'en ai l'air ?

— C'est impossible ! Tu l'as vu quand ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

— Retraite anticipée à partir du 1er janvier. Je suis cuit. A mon âge, je ne me recaserai pas.

— Il n'a pas le droit !

— Il l'a pris.

— Christel est au courant ?

— Pas encore.

— Il t'a donné une raison ?

— Aucune.

— Réagis ! Vois ton avocat, le syndicat !… Bouge, défends-toi ! Ils te filent du fric ?

— Il sera bouffé en quelques semaines. Et après ?

— On te connaît ! Tu as des relations, des références ! Tu peux aller n'importe où, chez Bayer, Squibb, Glaxo, Schering, Plough !

— Trop vieux.

— A quarante-sept ans ?

— Ne te fatigue pas, j'ai mon compte.

— Merde, dit Alan, merde…

— Vous avez choisi ? » demanda le garçon.

Alan n'ouvrit même pas la carte.

« Crevettes grillées, rouleaux de printemps, poulet aux amandes, bœuf aux épices. »

Le garçon s'éloigna. Derrière les lunettes de Samuel, Alan crut voir quelque chose qui ressemblait à de la buée. Son cœur se serra.

« Sammy… »

Bannister détourna la tête. Avec embarras, il ôta ses lunettes dont il nettoya vigoureusement les verres du coin de sa serviette. Sans regarder Alan. Puis, il se frotta les yeux de ses deux poings fermés et demeura immobile, le visage enfoui entre les mains.