Les murs de la pièce où se trouvaient allongés les cinq corps étaient austères et gris. Les fenêtres sales. Un canapé d’un autre siècle. Une paroi était recouverte d’objets religieux aux couleurs vives : crucifix, icônes encadrées. Là aussi, les croix étaient retournées.
— Une famille complète, dont trois enfants. Des croix à l’envers… On en aurait entendu parler, non ? À moins que les corps n’aient pas encore été découverts ? Faudrait peut-être chercher du côté de l’étranger ?
Nicolas acquiesça, puis fixa Casu.
— Tu pourras demander une requête Interpol au BCN[18] ? Comme le suggère Camille, on va chercher dans d’autres pays, on ne sait jamais. Essaie de leur donner des critères en rapport avec le mode opératoire. Griffures, perforations, croix inversées, satanisme… Il y avait peut-être des odeurs de menthe, là-bas aussi, et des morceaux d’éponge contenant du laudanum et de l’absinthe. Il faut qu’on sache où ces gens ont été tués et s’il y a eu une enquête.
Casu acquiesça.
— Contrairement à celui de Félix Blanché, ce quintuple assassinat semble prémédité, dit Sharko. La disposition des corps, le fait de les avoir déshabillés. Puis ces enfants… Pourquoi il s’en est pris à eux ?
— Et il s’est gardé de petits souvenirs en les photographiant, ajouta Lucie. Comme si l’horreur de son acte ne lui avait pas suffi. Aucune pitié, aucune compassion.
Elle secoua la tête de dépit. Camille observait les chaînes colorées.
— Le blanc, le noir, le rouge et le vert. Les quatre chaînes dans les coins. C’est curieux, ça me suggère quelque chose, mais… (Camille se mit à arpenter la pièce)… je n’arrive pas à me rappeler quoi.
Nicolas et Sharko échangèrent un regard. Camille s’abîmait de nouveau dans ses réflexions. En tant qu’ancienne technicienne en identification criminelle dans la gendarmerie, elle avait l’œil et était capable de lire les scènes de crime.
Les doigts de Lucie caressaient d’autres clichés.
— Malheureusement, ses motivations nous échappent encore.
Il y eut un long silence, où chacun était plongé dans ses réflexions. Ils auraient aimé comprendre, cerner le fonctionnement du tueur, progresser dans son esprit, mais ils se heurtaient à un mur.
À ce moment-là, un homme passa la tête dans l’embrasure de la porte. C’était Antoine Camailleux, le patron des équipes antiterroristes. Il avait un masque sur le visage. Il fixa Nicolas, les yeux rouges et brillants :
— On a un visuel de l’individu qui a répandu le virus. Mais mettez votre masque. Ce salopard m’a eu.
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Le bureau du commissaire Antoine Camailleux était situé à quelques mètres seulement de celui de Nicolas Bellanger, sous les combles.
Camailleux était un type de 46 ans aussi discret qu’un micro espion. Il dirigeait les équipes de la SAT[19] du 36 depuis trois ans. Nicolas avait demandé à Camille de rester dans l’open space ; il lui raconterait après. Comme Camailleux était un procédurier, mieux valait éviter de le contrarier avec une personne supplémentaire qui, de surcroît, n’était pas officier de police judiciaire.
Mais, pour le moment, il paraissait particulièrement amoindri.
— Dans deux ou trois heures, je serai au sol, fit-il sous son masque. J’ai de la fièvre, des courbatures partout. On peut dire que ce fils de pute a bien réussi son coup.
— Et t’as encore rien dit aux gens de Pasteur ? répliqua Nicolas.
— Trop de boulot… Je voulais aller au bout. Merde, ça tombe mal.
Il tourna son écran d’ordinateur vers ses trois collègues.
— Avant que j’y reste, je voulais vous dire qu’on avait quelque chose de sérieux sur l’individu qui a peut-être répandu le virus. Nous avons récupéré tous les enregistrements des caméras du Palais de justice. Les images sont de bonne qualité. Nous… (il se prit la tête entre les mains)… excusez… nous nous sommes tout d’abord focalisés sur les deux portiques de sécurité qui filtraient les entrées, le mercredi 20 novembre, de 11 h 30 à 14 heures, date présupposée de la dispersion du virus. Ces horaires sont ceux de l’ouverture du restaurant.
Il cliqua sur une icône.
— Nous avons déjà isolé la partie qui nous intéresse et fait un montage. La vidéo débute au niveau du portique de l’entrée, rue de Harlay.
Une vidéo apparut à l’écran. On voyait des silhouettes qui évoluaient dans le hall. En plongée, on distinguait le portique de sécurité. L’heure indiquait 12 h 22. Camailleux appuya sur « Pause » lorsqu’un homme avec une casquette noire franchit la porte d’entrée.
— Le voilà.
Il fit défiler la vidéo. Sharko sentit ses muscles se contracter. Ce salopard était juste là. L’homme se présenta au portique sans rien déposer dans les bacs. Il ôta sa casquette à la demande du gendarme. Courts cheveux noirs. Il passa sous les détecteurs, remit sa casquette et continua sa route. L’individu portait un jean bleu et un long imperméable gris.
Changement de caméra. On le vit évoluer dans le grand hall de Harlay du Palais. Sharko avait les yeux rivés à l’écran.
— Il ne lève jamais la tête.
— Non. Il sait exactement où sont les caméras, et il y en a pourtant un paquet dans le Palais. C’est à cette façon de se comporter qu’on pense qu’il est notre homme. Il marche vite, sait où il va. C’est le seul individu à l’allure vraiment suspecte qui est passé seul, ce jour-là.
Encore un changement de caméra. L’homme traversait la salle des pas perdus.
— Regardez, là, comment il tourne la tête vers la gauche, pour éviter la caméra sur la droite. C’est millimétré.
L’anonyme disparut dans l’escalier menant au restaurant. Sharko imaginait, à sa démarche, à son allure, un homme plutôt jeune et longiligne.
La vidéo s’arrêta.
— Je pourrais vous montrer d’autres images provenant d’autres caméras, mais celles-ci sont vraiment les meilleures qu’on ait. On a fait des agrandissements, cherché des détails, mais même la casquette est sans marque. On voit juste qu’il a de courts cheveux noirs.
Lucie était déçue.
— Hormis sa coupe de cheveux, on n’a rien d’exploitable ?
Camailleux porta une main à son front, ferma longuement les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, ils étaient rouges. Sharko se demanda comment il tenait encore debout.
— Vous pensez bien que je ne vous aurais pas mis l’eau à la bouche si je n’avais pas autre chose en stock. Même une casquette sans marque reste une casquette « remarquable », justement parce qu’elle n’a pas de marque. Si notre homme sait où se trouvent les caméras, c’est qu’il est déjà venu. Qu’il a fait du repérage.
Nicolas comprit où il voulait en venir.
— Vous avez donc cherché l’homme à la casquette dans les enregistrements des journées précédentes…
Camailleux hocha la tête.
— Oui. J’ai mis quatre hommes dessus. Il y a des milliers d’heures d’enregistrement, c’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin. On y a passé deux jours et deux nuits.
Il cliqua sur une deuxième icône. Une autre vidéo apparut, en date du lundi 11 novembre, soit neuf jours exactement avant la dispersion du virus. L’heure indiquait 9 h 12. La période de pointe. Camailleux montra un individu parmi d’autres qui faisaient la queue au portique.
— Le voilà…
— L’homme à la casquette noire, fit Sharko.
— C’est bien lui, oui. S’il l’avait ôtée, cette casquette, on n’aurait jamais fait le rapprochement avec la vidéo de la semaine suivante. En voulant se cacher, il s’est offert à nous.
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Bureau central national, situé au sein de la Direction centrale de la police judiciaire.