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Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté

Le sein qui vous nourrit et qui vous a portés.

Or vivez de venin, sanglante géniture,

Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture.

Or cette saison de meurtres, de corps égorgés, éventrés, écartelés, dépecés, de femmes violées, d’enfants jetés aux chiens, avait commencé le vendredi 22 août 1572.

Coligny ce jour-là se dirigeait vers la rue de l’Arbre-Sec. À l’angle de cette rue et de la rue de Bétisy se trouvait l’hôtel de Ponthieu, sa demeure.

Il était entouré de gentilshommes protestants.

L’un d’eux lui remet tout en marchant une lettre. Coligny se penche pour la lire et c’est à cet instant qu’éclatent des détonations. Le mouvement en avant de l’amiral lui a sauvé la vie. Le tueur avait visé la tête, mais Coligny n’est blessé qu’au bras gauche et il a l’index arraché.

On l’entraîne dans la rue de l’Arbre-Sec pour le mettre à l’abri.

On se précipite vers la maison d’où sont partis les coups de feu. On découvre une arquebuse encore brûlante au pied d’une fenêtre dont les volets sont entrouverts. On entend le galop d’un cheval. Le meurtrier – un certain Maurevert, spadassin au service du duc de Guise – vient de s’enfuir par l’arrière de la maison qui donne sur le cloître de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois.

À quelques pas de la boutique d’antiquités de Maria de Ségovie, au n° 7 de la rue de l’Arbre-Sec.

Je me suis immobilisé devant la tête de christ d’une pâleur verdâtre.

Posée sur le tissu de soie rouge, elle paraissait baigner dans son sang. Mais le plus insoutenable, le plus émouvant, c’était le désespoir manifesté par ces paupières baissées, telles celles d’un cadavre dont, d’un geste lent, on a fermé les yeux.

À force de regarder ce visage, de scruter son expression, je compris que l’artiste n’avait pas voulu représenter la mort du Christ, mais un moment d’accablement.

Le Christ ferme les yeux pour ne pas voir ce que les hommes autour de lui accomplissent. Il s’aveugle délibérément, par miséricorde et compassion, afin de ne pas condamner les bourreaux, de ne pas avoir à choisir entre les crimes non plus qu’entre les meurtriers.

Et qui ne l’avait pas été, en ce siècle où les souverains faisaient étrangler ou empoisonner leurs proches ?

Où l’on brûlait des centaines de femmes et d’enfants priant dans leurs lieux de culte, églises ou temples ?

Où les Turcs, quand ils s’emparent de Chypre, possession de Venise, le 1er août 1571, égorgent plus de vingt mille des habitants de Famagouste, la dernière ville à leur résister ?

Ils embarquent sur leurs galères deux mille jeunes femmes destinées aux harems des vizirs et du sultan. Des milliers d’autres ont été violées puis éventrées. Quant aux deux chefs vénitiens, Astor Baglione et Marcantonio Bragadino qui, après avoir longuement combattu, ont capitulé, le premier est coupé en morceaux sur ordre de Lala Mustapha, le commandant des Turcs, et à l’autre, après qu’on l’eut humilié en l’obligeant à ramper devant la tente du chef turc, le dos écrasé par des sacs, on tranche le nez et les oreilles avant de l’écorcher vif. On remplira sa peau de paille, on exposera ce macabre mannequin sur la place de Famagouste, puis on l’accrochera au mât de la galère de Lala Mustapha.

Quelques jours plus tard, le 17 août, l’église Saint-Nicolas de Famagouste sera transformée en mosquée, et son sol lavé avec le sang de chrétiens égorgés dans la même journée de vendredi, jour sacré de l’islam.

Ce vendredi 22 août 2003, je ne pouvais cesser de fixer ce visage de christ aux yeux clos.

— Vous êtes venu, je n’en doutais pas.

La voix claironnante – triomphante, même – de Maria de Ségovie m’a arraché à ma contemplation.

Je me suis tourné et c’est alors que je l’ai vue.

Un étroit bandeau de velours noir couvre son œil gauche.

Je suis si surpris que je recule d’un pas. Elle rit. Ses lèvres d’un rouge incarnat sont soulignées par un mince trait de maquillage noir.

— Espagnole, dit-elle en effleurant du bout des doigts son bandeau. Il y a toujours eu des femmes borgnes à la cour d’Espagne.

Elle hausse les épaules. Elle s’est blessée il y a plusieurs années, en examinant des armes turques. L’œil est infecté.

— Une malédiction ou une vengeance des fils du Prophète après des siècles. Nous les avons chassés d’Europe, ils nous poursuivent de leur haine. Vous ne croyez pas à ces forces souterraines ? Vous êtes français, vous imaginez que l’Histoire est une ligne droite bien dessinée qui va de bas en haut, vers la raison, sans nul mystère.

Sa voix s’est durcie. Elle soulève un peu son bandeau.

Quand elle a perdu son œil, reprend-elle, au lieu de tenter de dissimuler son infirmité elle a décidé de la montrer, ou plutôt de la suggérer.

— Je suis comme Anna Mendoza de la Cerda, princesse d’Eboli, la borgne la plus célèbre d’Espagne, maîtresse de Philippe II, mère de dix enfants, dont un au moins, blond ou roux, bâtard du roi, les autres nés de son mari Ruy Gomez, le confident du souverain. Il couchait au pied du lit de Philippe II. Il était le complice de ses crimes et de ses frasques. Lorsque Ruy Gomez meurt, la princesse se retire dans un couvent des Carmélites. Mais elle rend les nonnes folles par ses extravagances, ses toilettes, ses parfums, ses poudres, ses chiens, ses courtisans, ses domestiques auxquels elle ne renonce pas. Au bout de quelques mois, Thérèse d’Avila la chasse et la princesse d’Eboli choisit pour amant Antonio Pérez, le nouveau conseiller de Philippe II, l’homme le plus avide, le plus tortueux, le plus ambitieux qu’ait jamais compté l’Espagne. Ces deux-là…

Elle penche un peu la tête, soupire, me fixe de son œil droit dont l’ovale est prolongé par une cicatrice de rimmel qui monte jusqu’à la tempe.

— … ces deux-là sont emportés par une passion ardente. Ils se couvrent chaque jour de cadeaux. Ils ont besoin de cette démesure. Un matin, un certain Escovedo, secrétaire de don Juan d’Autriche…

Elle soupire.

— … vous connaissez, j’imagine, don Juan, le demi-frère de Philippe II, le bâtard de Charles Quint, le général de la Mer, vainqueur des Turcs à Lépante ? Même un Français ne peut ignorer cela, non ?

Elle me tend la main comme pour s’excuser.

— Un matin, donc, Escovedo surprend les deux amants au lit. C’est un naïf, un imbécile, un vertueux, et sans doute avant tout un envieux. Il s’indigne : « C’est inadmissible, dit-il. Je suis obligé d’en avertir le roi. »

La princesse d’Eboli sort du lit, vêtue seulement de ce bandeau qu’elle portait comme moi sur l’œil gauche qu’elle avait perdu en se battant en duel avec un amant infidèle. Elle s’avance vers Escovedo et lui crie : « Fais comme tu voudras, Escovedo ! J’aime mieux le derrière d’Antonio Pérez que la personne du roi ! »

Maria de Ségovie répète la dernière phrase et ajoute :

— Philippe II, le fils de Charles Quint : il faut oser, non ?

Elle s’appuie de l’épaule au cadre de la porte d’entrée de sa boutique. Le corps légèrement penché, elle semble ainsi regarder la tête de christ. J’imagine alors qu’il ferme les yeux par pudeur, pour ne pas la juger, la condamner. C’est une grande femme aux épaules et aux bras nus. Son bustier rouge étreint sa peau laiteuse. Elle porte une jupe noire à longues franges. Des lacets de cuir entourent ses chevilles comme des bracelets. Les talons dorés de ses chaussures sont hauts et fins.

Le corps de Maria de Ségovie s’impose sans qu’on songe à s’interroger sur son âge. Trente-cinq ou cinquante ans ? Peu importe. Elle n’est ni jeune ni vieille, ni belle ni laide. Singulière.

Elle se penche davantage.

— Je voulais vous montrer cette tête de christ, dit-elle. J’ai beaucoup d’autres objets, des manuscrits qui ont appartenu à Bernard de Thorenc. Mais ce christ est un signe.

Proche de moi, elle se tient devant cette tête tranchée aux yeux clos.

— Tu hoc signo vinces, murmure-t-elle. « Par ce signe tu vaincras. » La devise de l’empereur Constantin, le chrétien. Ce que j’ai appris…

Elle s’adosse à la vitrine comme pour m’obliger aussi à la regarder si je veux contempler la tête de christ. Elle croise les bras, parle d’une voix exaltée.

En lisant les Mémoires de Bernard de Thorenc, elle a découvert que cette phrase était inscrite sur le crucifix. Cette croix – la Croix de l’Occident, précise-t-elle – était fixée au sommet du mât de la galère la Marchesa sur le pont de laquelle se trouvaient deux cents soldats, et, parmi eux, Bernard de Thorenc, Miguel de Cervantès, oui, l’auteur de Don Quichotte, et Benvenuto Terraccini, l’artiste vénitien qui sculpta ce corps, cette tête de christ.

C’était le dimanche 7 octobre 1571 dans le golfe de Lépante.

La Marchesa était la première des galères chrétiennes à devoir affronter l’escadre turque commandée par Ali Pacha, non loin d’Ithaque, la patrie d’Ulysse, et face au promontoire d’Actium, là où, en 31 avant Jésus-Christ, la flotte d’Octave avait mis en fuite celle d’Antoine et Cléopâtre.

— À Lépante, tout est signe, ajoute Maria de Ségovie.