Je m’arrête à chaque pas. J’écoute. Je me tourne vers l’horizon. Le navire de Robert de Buisson a déjà doublé le cap. J’aperçois seulement le haut de sa voile. La mer dans la baie est une étendue vide et bleue, elle mesure l’espace qui me sépare désormais de l’enfer.
Je suis libre sur une terre chrétienne !
Je retrouve Michele Spriano au sommet de la colline.
Tout à coup, j’entends, venant d’au-delà de cette forêt de chênes-lièges qui s’étend devant nous, le son des cloches qui, parfois, s’estompe ou se rapproche.
C’est mon cœur qui résonne. Chaque note est le battement de ma liberté. Je suis de retour chez moi. La cloche chasse la voix aiguë du muezzin.
Michele Spriano tend le bras.
Au loin, je devine le clocher dressé au-dessus des toits rouges.
Au diable les minarets et les terrasses blanches d’Alger !
Je dévale la pente de la colline, suivi par Spriano. Nous atteignons la forêt. Je cours plus que je ne marche vers cette église. Voilà sept années que je n’ai pu m’agenouiller devant un autel, dans Ta Maison, Seigneur !
Nous traversons des clairières, étangs verts dans la rousseur du sol. À quelques pas, j’aperçois un jeune berger assis contre un arbre. Il taille une branche, relève la tête, se dresse. Il crie, le visage déformé par l’effroi :
— Les Maures, les Maures sont au pays ! Aux armes !
Il détale entre les arbres malgré nos appels. Nous nous arrêtons. Nous nous regardons : couverts de poussière, nos tuniques, nos foulards, nos gilets, nos turbans sont ceux que nous avions revêtus pour nous glisser à bord du navire français. Ces hardes ont trompé le berger. Je les arrache comme une peau sale qui m’a si longtemps collé au corps que je l’ai oubliée ; il a fallu ce cri de terreur du berger pour que je la sente me défigurer, m’oppresser.
Brusquement, des cavaliers surgissent, nous entourent, nous poussent de leurs lances.
Je tente d’empoigner la hampe d’une de ces armes, et crie.
J’ai appris l’espagnol durant mes sept années d’enfer. Spriano le parle encore mieux que moi. Je me frappe la poitrine du poing.
— Chrétiens, esclaves des infidèles ! Captifs de rançon, évadés des bagnes d’Alger, voilà ce que nous sommes !
Je répète sans fin ces mots. L’homme qui commande la petite troupe est aussi brun qu’un Maure. Ses yeux sont perçants comme ceux de Dragut. Il me frappe du plat de sa lance et s’exclame :
— Renégats, espions des Barbaresques ! dit-il, en me piquant la gorge de la pointe de sa lance.
Je crie encore :
— Nous sommes les compagnons de Diego de Sarmiento. Sarmiento !
Il écarte son arme.
Nous marchons vers le village. Dès que nous avons atteint les premières maisons, des paysans se rassemblent et nous font cortège. Les femmes nous maudissent, les hommes nous lancent des pierres.
Sur la place, devant l’église, un paysan accroche à la branche d’un des platanes une corde terminée par un nœud coulant.
Seigneur, voulez-Vous que nous mourions ici sur la terre chrétienne retrouvée ?
Un prêtre sort de l’église, repousse les villageois, nous dévisage. Râblé, la tête rasée, ses gestes sont vifs.
Je répète :
— Diego de Sarmiento, notre compagnon de chiourme et de bagne, était de Grenade. Le roi des Espagnes, Philippe, a payé sa rançon. Diego de Sarmiento : chrétien comme moi, comme nous !
Le prêtre nous entraîne à l’intérieur de l’église. Je ferme les yeux.
Cette fraîcheur, cette odeur d’encens… Ce murmure des femmes en prière…
J’entre dans le confessionnal. Le prêtre l’a exigé. Dans la pénombre, j’entends sa respiration rauque. J’appuie ma tête contre le bois.
Il me questionne. Et tout ce que j’ai cru emporté, lavé par le ressac et l’écume blanche, alors que j’étais recouvert par les vagues, revient, m’habite et m’obsède.
Je dis Dragut et Mathilde de Mons.
Je dis les suppliciés, les écorchés et les fendus, les tailladés et les dévorés.
Je dis Cayban.
Je dis mes mains autour du cou de ce renégat dont le corps glisse contre le mien et devient si vite aussi froid que la terre au crépuscule.
Le prêtre m’absout.
Il m’informe que l’oncle de Sarmiento, don Garcia Luis de Cordoza, est capitaine général de Grenade. Et que le comte Diego de Sarmiento est auprès de Philippe II, régent d’Espagne :
— Mais Dieu seul sait où ! Notre régent parcourt le monde aux côtés de son père l’empereur.
Le père se signe.
Il nous fera accompagner à Grenade, chez don Garcia.
Nous quittons l’église. Le soleil brûle la terre, la peau, les yeux.
Le prêtre bouscule et harangue les paysans qui sont restés rassemblés.
— Ce sont de bons chrétiens, dit-il en nous montrant. Ils reviennent de l’enfer. Priez pour eux qui ont vécu esclaves des infidèles, soumis à la loi de Lucifer !
Je regarde les visages des hommes qui nous entourent : Maures, Espagnols ? Faux convertis ou vrais chrétiens ?
Ils ont le teint mat. Ils ressemblent aux infidèles qui m’ont si souvent dévisagé sans compassion dans les ruelles de Toulon ou d’Alger.
La foi n’est-elle pour la plupart qu’un masque derrière lequel grimace la bête démoniaque ?
Ma joie d’être libre pour la première fois se voile.
J’ai peur de penser comme un mécréant, un hérétique, un païen.
Seigneur, ne peut-on quitter l’enfer qu’en quittant la vie ?
Et cette terre où nous passons notre vie charnelle est-elle seulement le royaume de la souffrance, l’empire de Lucifer ?
Mais si le Mal y règne, comment y défendre le Bien ?
Comment condamner ceux qui se soumettent à la loi du diable, si elle règne ici sans partage ?
Je marche tête baissée.
Je ne veux pas confier mes craintes et mes doutes à Michele Spriano, mais je sais que je vais devoir affronter de nouvelles tentations, de nouvelles épreuves.
Une terre même chrétienne ne saurait être le paradis.
21.
Seigneur, le jour de mes vingt-cinq ans, nous sommes entrés dans Grenade par la Puerta de Los Molinos.
J’ai entendu des voix aiguës, des rires et des chants.
Sur les berges de la rivière qui s’étirait entre les maisons ocre, les platanes et les collines, j’ai vu des femmes aux bras nus.
J’ai détourné la tête.
Le père Fernando, qui nous avait accompagnés depuis notre départ du village côtier de Veluz Málaga où nous avions passé notre première nuit de liberté, a saisi le bras de Michele Spriano et, de l’autre main, a montré la ville.
J’ai voulu oublier la présence des femmes et l’écouter.
Il parlait d’une voix exaltée.
Depuis des siècles, disait-il, Grenade, capitale du royaume des infidèles, avait été comme une plaie au flanc de l’Espagne. Personne n’avait pu vaincre les rois maures. Ils avaient cru posséder cette terre chrétienne jusqu’à la fin des temps.
Le père Fernando a tendu le bras, montré les collines, serré le poing.
— Campo de Los Martiros, Carmen de Los Martiros…, a-t-il dit.
Avec les os des martyrs chrétiens les Maures avaient construit leurs palais et leurs mosquées.
Il a fait quelques pas, nous invitant à le suivre, et j’ai découvert, au sommet d’une des collines, ces hautes murailles crénelées, ornées de mosaïques, ce fier et grand palais de l’Alhambra, la plus grande construction que j’eusse jamais vue.
Je suis resté interdit. Les infidèles n’étaient pas que des Barbaresques commandés par des renégats tel Dragut. C’étaient des rois bâtisseurs, puissants et dangereux.
— Ils se croyaient les maîtres, a ajouté le père Fernando. Les chrétiens, sous leur joug, se convertissaient pour ne pas être esclaves. Mais, un jour, le 2 janvier 1492, l’armée de Fernando et d’Isabel la Catolica a pénétré dans la ville par cette Puerta de Los Molinos, et le roi Boabdil, le Maure, s’est enfui. Et comme, apercevant au loin sa ville abandonnée, il s’est mis à pleurnicher – el sospiro del Moro –, sa mère lui a lancé, méprisante : « Ne pleure pas comme une femme ce que tu n’as pas su défendre comme un homme ! »