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Elle se penche davantage.

— Je voulais vous montrer cette tête de christ, dit-elle. J’ai beaucoup d’autres objets, des manuscrits qui ont appartenu à Bernard de Thorenc. Mais ce christ est un signe.

Proche de moi, elle se tient devant cette tête tranchée aux yeux clos.

— Tu hoc signo vinces, murmure-t-elle. « Par ce signe tu vaincras. » La devise de l’empereur Constantin, le chrétien. Ce que j’ai appris…

Elle s’adosse à la vitrine comme pour m’obliger aussi à la regarder si je veux contempler la tête de christ. Elle croise les bras, parle d’une voix exaltée.

En lisant les Mémoires de Bernard de Thorenc, elle a découvert que cette phrase était inscrite sur le crucifix. Cette croix – la Croix de l’Occident, précise-t-elle – était fixée au sommet du mât de la galère la Marchesa sur le pont de laquelle se trouvaient deux cents soldats, et, parmi eux, Bernard de Thorenc, Miguel de Cervantès, oui, l’auteur de Don Quichotte, et Benvenuto Terraccini, l’artiste vénitien qui sculpta ce corps, cette tête de christ.

C’était le dimanche 7 octobre 1571 dans le golfe de Lépante.

La Marchesa était la première des galères chrétiennes à devoir affronter l’escadre turque commandée par Ali Pacha, non loin d’Ithaque, la patrie d’Ulysse, et face au promontoire d’Actium, là où, en 31 avant Jésus-Christ, la flotte d’Octave avait mis en fuite celle d’Antoine et Cléopâtre.

— À Lépante, tout est signe, ajoute Maria de Ségovie.

J’ai lu de nombreux récits de cette bataille. Je sais ce qu’en dit Cervantès, embarqué sur la Marchesa : « En ce jour heureux dont le sort fut aussi sinistre à la flotte ennemie que favorable et propice à la nôtre, je fus présent personnellement à cet événement, rempli de terreur et de volonté… J’ai vu le formidable escadron défait et dispersé, et le lit de Neptune rougi du sang des barbares et des Chrétiens ; la mort courroucée dans sa fureur insensée courant çà et là…, les bruits confus, le vacarme épouvantable, le visage crispé de malheureux qui mouraient entre le feu et l’eau ; les profonds et lamentables soupirs qui s’élevaient des poitrines blessées, maudissant leurs sorts contraires… D’une main j’empoignais mon épée et de l’autre le sang coulait. Je sentais ma poitrine profondément blessée et ma main gauche brisée en mille endroits, mais le contentement qui remplit mon âme fut tel, voyant l’infidèle vaincu par le chrétien, que je ne faisais aucun cas de mes blessures, bien que sous le coup de la douleur j’aie plusieurs fois perdu connaissance… Mais il sied mieux au soldat d’être mort dans la bataille que libre dans la fuite… Les blessures que le soldat porte sur le visage et sur la poitrine sont des étoiles qui guident les autres au ciel de l’honneur et au désir des nobles louanges… »

Je croyais tout connaître et cependant j’écoute Maria de Ségovie. Elle raconte comment la Marchesa éperonne la Sultane, la galère capitane d’Ali Pacha, et comment le mât central de la Marchesa s’abat sur le pont du vaisseau musulman. Les janissaires d’Ali Pacha se précipitent. L’un d’eux tranche d’un coup de hache la tête de christ, la brandit comme un trophée, le signe de la victoire turque, bien que le combat vienne à peine de commencer en cette aube du dimanche 7 octobre 1571. Mais la mer est déjà rouge de sang.

— Alors, dit Maria de Ségovie, Bernard de Thorenc, suivi par Benvenuto Terraccini, bondit sur le pont de la Sultane.

Elle s’interrompt, montre la tête de christ aux yeux clos.

— Tu hoc signo vinces, dit-elle à nouveau.

Elle prend ma main, m’entraîne à l’intérieur de la boutique.

J’avance dans la pénombre d’une salle voûtée aux murs de pierres inégales. Je devine, au fond, une porte ouverte sur une galerie plus obscure. C’est de là que vient le souffle humide qui rafraîchit la pièce.

Je distingue, accrochés aux murs, des casques, des glaives, des boucliers et un grand étendard de damas rouge. Je m’approche. Je reconnais les figures brodées du Christ, de saint Pierre et de saint Paul, et, entourant une croix de Malte, blanche, les mots : Tu hoc signo vinces.

Le pape Pie V a choisi cette devise, celle de l’empereur Constantin, pour la flotte chrétienne de la Sainte Ligue.

— C’est l’étendard de la Marchesa, dit Maria de Ségovie. Bernard de Thorenc l’a repris aux Turcs de la Sultane, avec la tête de christ.

Elle m’invite à m’asseoir sur l’un des coffres, s’installe en face de moi dans un fauteuil de bois. Elle montre les objets, les manuscrits, les livres ouverts sur des chevalets.

— J’aime les traces que les hommes laissent derrière eux, murmure-t-elle. Les signes, les symboles qu’ils se sont donnés, pour lesquels ils ont combattu, continuent de vivre. J’aime les lieux qu’ils ont habités. Et vous ?

Elle se lève, appuie ses paumes ouvertes sur les pierres.

— J’ai l’impression que le sang suinte encore. Ici, ici même – elle montre la porte –, dans cette salle, cette galerie qui conduit aux berges de la Seine, on a égorgé des dizaines de gentilshommes protestants, on a violé des femmes, on a entassé des enfants pour aller les noyer dans le fleuve.

Je croyais aussi connaître tout cela, mais en écoutant Maria de Ségovie j’ai l’impression de découvrir pour la première fois ce qu’a été ce XVIe siècle que j’étudie depuis plusieurs mois.

Maria de Ségovie évoque les haines, les meurtres, ces souverains qui consultent leurs mages, Catherine de Médicis qui ourdit des complots, ordonne à son parfumeur de lui préparer des mixtures avec lesquelles elle empoisonnera ses ennemis. Cette reine noire interroge les miroirs pour y déchiffrer l’avenir. Elle rencontre Nostradamus.

— Les chrétiens ont vaincu les Turcs à Lépante, poursuit Maria de Ségovie, un dimanche 7 octobre 1571, et moins d’un an plus tard, un autre dimanche, celui de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572, ils se sont entre-tués ici, au nom du Christ.

Elle s’interrompt, s’immobilise devant moi.

— Notre siècle va ressembler à celui-là, dit-elle. On tue déjà au nom de Dieu, du Christ et d’Allah.

Elle m’invite à me lever, me guide jusqu’à l’entrée de la galerie noire. J’entends la rumeur sourde du fleuve.

Le dimanche 24 août 1572, raconte Maria de Ségovie, les huguenots qui s’étaient réfugiés là espéraient gagner les berges, y trouver des barques, s’enfuir, échapper aux tueurs qui sillonnaient les rues, traquaient les « mal-sentants de la foi ». On avait blessé puis tué l’amiral de Coligny. Il fallait massacrer tous les huguenots pour les empêcher de se venger. Sur ordre du roi et de la reine mère Catherine, le prévôt des marchands avait fait fermer les portes de Paris et arrimer toutes les barques avec des chaînes.

— Ils ont tous été pris ici, égorgés, éventrés, dépecés, noyés.

Elle retourne s’asseoir.

— Une seule femme, Anne de Buisson, a survécu, ajoute-t-elle.

Elle tend le bras, montre un livre.

— Plus tard, Anne a raconté ce qu’elle a vécu. Huguenote, elle s’était convertie. Si Paris vaut bien une messe, sa vie à elle valait davantage, non ?

Maria écarte les bras. La peau sous ses aisselles est flasque et fripée. C’est comme si, tout à coup, son corps vieilli et las passait aux aveux.

Elle surprend mon regard, se lève, se dirige vers la vitrine tout en continuant de parler.

Elle a, dit-elle, trouvé le manuscrit d’Anne de Buisson dans le legs Bernard de Thorenc.

— Peut-être l’a-t-il sauvée ? peut-être se sont-ils aimés ?

Elle me tourne le dos, se penche vers la vitrine.