À quelques pas se dressait, ocre et austère, le Palacio Sarmiento, la demeure de Diego de Sarmiento, mon ancien compagnon de chiourme.
Et la joie m’a envahi. Alors que nous débarquions des galères sur les quais de Toulon, la ville livrée aux infidèles, il m’avait lancé le mot d’esperanza. Et j’étais là, libre. Dans la cité des Rois Catholiques qui avaient fait plier le genou aux infidèles. Ces rois dont, dans le bagne d’Alger, Sarmiento nous avait tant de fois raconté l’épopée, la Reconquista.
Au moment où je m’engouffrais sous le porche, Juan Mora s’est approché de moi. Il plissait les paupières, masquant ainsi son regard.
— Tu peux me renvoyer, a-t-il dit. Je t’ai guidé là où tu devais aller.
Il a tourné la tête, montré la rue, la foule, la ville.
— Que veux-tu, toi ? ai-je demandé.
Il est resté silencieux, les bras croisés.
— Tu peux partir ou rester, tu es un homme libre, ai-je repris.
Son visage s’est contracté. J’ai deviné de l’incompréhension et du mépris dans cette façon qu’il avait d’avancer les lèvres, creusant les rides autour de sa bouche.
J’étais le maître auquel Aïcha l’avait donné. C’était à moi de choisir. Vivre, je le savais depuis qu’à Toulon j’avais refusé d’être racheté par mon père, c’était décider.
J’ai posé la main sur l’épaule de Juan Mora.
— Tu es à moi, tu restes avec moi.
Il m’a fixé, puis a relevé un peu la tête.
— Autrefois, le nom de Valladolid était Belad-Oualid, a-t-il dit.
Il a répété, d’une voix plus forte et plus rauque :
— Belad-Oualid, Belad-Oualid…
26.
Diego de Sarmiento a ouvert les bras et nous nous sommes serrés l’un contre l’autre jusqu’à en perdre le souffle.
Puis nous nous sommes tus.
J’avais imaginé que nous évoquerions nos souffrances passées dans l’enfer des chiourmes et des bagnes d’Alger.
Je voulais lui parler de Mathilde de Mons et de Dragut, de Michele Spriano, et lui rappeler ce mot, Esperanza, qu’il m’avait lancé sur les quais de Toulon et que je n’avais jamais oublié.
Mais j’étais comme étouffé par ces souvenirs avec, dans la bouche, un goût douceâtre de sang et, devant les yeux, des images de mort.
Tant de corps martyrisés devant moi durant ces années !
J’ai regardé Sarmiento à la dérobée. Il se tenait penché en avant, les coudes sur les cuisses, immobile comme si lui aussi contemplait, fasciné, le temps écoulé.
Il émanait de lui une impression de force. Il était plus corpulent qu’autrefois. Son visage plus rond était pris dans une barbe crépue. Il serrait les poings.
J’ai tendu les mains au-dessus des flammes bleutées qui crépitaient dans la cheminée. Je lui ai confié que mes doigts avaient étranglé un renégat et que, souvent, le visage et le corps de cet homme venaient me hanter comme un remords, même si je ne regrettais pas de l’avoir tué.
Sarmiento s’est lentement tourné vers moi, puis a haussé les épaules.
Un renégat, a-t-il commencé, plus encore qu’un infidèle méritait à ses yeux le châtiment. Et le remords n’était qu’un piège du diable.
Il a élevé la voix et continué : celui qui combattait au nom du Christ avait le devoir de punir et de tuer ceux qui reniaient le baptême, commettaient des actes sacrilèges ou souillaient de leur présence les Lieux saints. Il ne fallait montrer aucune pitié pour les hérétiques ou les infidèles. Les uns refusaient la communion et la sainte messe, les autres maculaient le tombeau du Christ ou faisaient de nos cathédrales des mosquées.
Un chrétien pouvait-il accepter cela ?
Il avait souvent brandi les poings comme pour menacer des ennemis tapis dans la pénombre de la pièce éclairée seulement par ce feu qui me brûlait le visage mais laissait mes épaules et mon dos en proie au froid.
Il fallait, a-t-il repris, nettoyer les royaumes chrétiens, des terres de l’empire aux rives de la Méditerranée, de la vermine huguenote – protestante, calviniste, luthérienne, peu importait le nom dont elle se parait. Tous ces « mal-sentants de la foi » étaient les alliés des infidèles, et ceux-ci devaient être repoussés dans les grands déserts de l’extrémité du monde d’où ils avaient surgi, telles des nuées de sauterelles.
La Reconquista n’était pas achevée. Il fallait prendre Alger et Tunis, délivrer, comme Charles Quint l’avait fait des années auparavant, les esclaves chrétiens qui s’y trouvaient enchaînés, et agir de même à Constantinople et à Jérusalem.
Pour un catholique, c’était le seul devoir auquel se vouer.
Sarmiento s’est levé, la main posée sur le pommeau de son épée. Il a fait quelques pas qui résonnèrent dans la pièce aux murs de pierre.
Je l’ai suivi des yeux alors que l’obscurité enveloppait sa puissante silhouette noire.
Il est revenu vers moi.
— Bernard de Thorenc, a-t-il dit d’une voix solennelle, tu es au régent d’Espagne, notre Philippe. Tu es à son père, l’empereur du Saint Empire romain germanique, notre Charles Quint. Tu es à eux parce qu’ils sont les légitimes souverains catholiques, qu’ils sont les chevaliers de la Foi du Christ et qu’ils veulent rétablir d’un bout à l’autre du monde la Sainte Monarchie universelle.
J’étais ému. La conviction et l’énergie de Sarmiento m’entraînaient.
Oui, je voulais être l’un des soldats de cette croisade.
J’ai dit que j’avais fait serment de combattre les infidèles afin de libérer mes compagnons de chiourme et de bagne que j’avais vu supplicier par les bourreaux de Dragut-le-Cruel.
Et je voulais racheter ceux qu’il avait corrompus.
J’ai murmuré le nom de Mathilde de Mons.
J’ai ajouté que je voulais effacer la trahison de ceux des miens qui avaient servi les rois de France, alliés des infidèles.
Sarmiento a souri, méprisant.
— Les rois de France sont comme des voiles : c’est le vent le plus fort qui les tend et les gonfle.
Il m’a pris le bras et m’a guidé par les couloirs du Palacio.
Nous avons traversé de grandes salles aux murs desquelles étaient accrochés des crucifix, des armes et des tapisseries. Dans la pénombre, les meubles de bois noir ressemblaient à des rochers massifs. Je devinais de grands tableaux aux cadres dorés.
— Le comte Rodrigo de Cabezón, ambassadeur d’Espagne auprès du roi de France, nous écrit qu’Henri II se veut un bon catholique. Son épouse Catherine est nièce du pape. Elle navigue avec l’habileté d’un vieux marin. Elle voudrait marier l’une de ses filles à notre roi Philippe. Mais l’empereur a choisi pour Philippe la reine d’Angleterre, et, lorsque ce mariage sera conclu, la France, enserrée entre nos mâchoires, devra bien se soumettre.
Sarmiento s’est arrêté et m’a fait face.
— Sais-tu qui est ici auprès de moi ? Enguerrand de Mons, le frère de cette renégate. Il n’est pas le seul noble français à avoir choisi de servir le roi et l’empereur catholiques. S’ils veulent conserver leur trône, Henri II et Catherine doivent aller là où souffle le vent. Et nous sommes le vent !
Il m’a invité à le suivre, me racontant que, d’après le comte Rodrigo de Cabezón, Henri II, irrité par les conciliabules et les conspirations des « mal-sentants de la foi », s’était emporté : « Je jure que si je parviens à régler mes affaires extérieures, avait-il confié à l’ambassadeur, je ferai courir par les rues le sang et les têtes de cette infâme canaille luthérienne ! »
— Nous l’aiderons à régler ses affaires extérieures, a ajouté Diego de Sarmiento. Et même nous lui prêterons quelques-uns de nos soldats et de nos inquisiteurs pour qu’il en finisse avec ses huguenots.