Ce monde me grisait.
Je me suis agenouillé devant Philippe qui venait de m’accorder, à la demande de Sarmiento, le privilège de l’accompagner en Angleterre, d’être l’un des nobles conviés à assister à son mariage avec Marie Tudor.
En m’approchant du souverain, j’avais découvert son visage aux yeux voilés, au lourd menton prognathe encore alourdi par une barbe courte. Elle entourait, avec la moustache, une bouche large dont la lèvre inférieure, grosse et boudeuse, exprimait de la morgue, presque du dégoût. Deux rides accentuaient cette expression. Les sourcils s’évasaient et se terminaient en deux fines lignes noires qui donnaient au visage une cruauté maîtrisée, aiguë et perverse.
Cet homme dont les traits m’inquiétaient était l’occupant légitime du trône, le fils de l’empereur du Saint Empire, le monarque que je devais et voulais servir.
J’ai embrassé la main qu’il me tendait comme s’il avait été un prince de l’Église.
Puis je me suis éloigné à reculons en me glissant près de Sarmiento.
Après quelques jours de fêtes, d’illuminations, de joutes et de spectacles qui firent de Valladolid un grand théâtre, nous partîmes pour La Corogne.
À la halte de Benavente, j’ai découvert don Carlos et je n’ai pu détacher mes yeux de cet enfant à la tête démesurée, marquée comme celle d’un vieillard.
Puis ont commencé à nouveau les fêtes, les jeux, les duels et les tournois, et, pour finir, cette course de taureaux dans les arènes. Ces monstres noirs se précipitaient, cornes baissées, sur les chevaux des picadors dont plusieurs déjà avaient été renversés et éventrés au milieu des cris de la foule.
Et j’ai vu alors don Carlos tomber sur le sol, aux pieds de Philippe, se mettre à trembler et à baver, les yeux révulsés.
Quatre hommes l’ont saisi par les bras et les jambes et emporté cependant qu’il se débattait, se cabrait, le corps tout à coup raidi.
Dans l’arène il ne restait plus qu’un seul taureau, une masse noire que n’osaient pas même approcher les cavaliers armés de leurs piques.
Alors Diego de Sarmiento a sauté dans l’arène, sa courte dague à la main, et je l’ai vu s’avancer vers le taureau, bras levés et écartés.
L’animal s’est rué vers lui. Sarmiento l’a esquivé, puis s’est accroché aux cornes, collé à l’animal qui l’a traîné, tentant de se débarrasser de cet homme qui l’égorgeait.
C’est la bête qui a ployé les genoux cependant que le sang jaillissait, couvrant son assaillant.
J’ai admiré Sarmiento et l’ai craint plus que jamais.
28.
À Valladolid, je m’étais agenouillé devant le régent d’Espagne et avais baisé la main de celui que Sarmiento appelait déjà Sa Majesté Philippe II, roi des Espagnes.
Des nobles castillans, familiers de la cour de Charles Quint, avaient assuré, à leur arrivée de Bruxelles, que l’Empereur était las de régner ; la rumeur s’était répandue dans les Palacios de Valladolid : Charles Quint allait abdiquer et remettre la couronne d’Espagne à son fils.
J’avais plusieurs fois côtoyé Philippe II sur les gradins des arènes et dans les salles froides de son Palacio, ou lors de ces chasses aux sangliers et aux cerfs qu’il conduisait sur les rives de la Pisuerga ou dans la sierra de Terozos.
Mais je ne l’ai jamais vu aussi souvent ni d’aussi près que sur le pont de ce navire qui, après avoir quitté la rade de Bahia, à La Corogne, creusait de son étrave la longue houle océane en direction de l’Angleterre où l’attendait la reine Marie Tudor qu’il allait prendre pour épouse.
À chaque fois, j’ai été frappé par la lenteur de sa démarche et de ses gestes, et surtout par le voile d’ennui et de dédain qui semblait lui couvrir le visage. Son regard presque terne recelait quelque chose d’inquiétant et de dissimulé. Sa mâchoire cachée par la barbe m’a paru plus pesante, démesurée, tout comme la lèvre gourmande et pulpeuse, trop rouge pour la pâleur des joues.
Nous avions appareillé le 13 juillet 1554.
J’étais à la proue, écoutant les cris des gabiers, le grincement des cordages, des chaînes d’ancre qu’on relevait, des voiles qu’on hissait.
Tous ces bruits furent tout à coup enfouis sous le fracas de la canonnade qui saluait notre départ. Les salves étaient tirées par les pièces du fort de San Anton qui dressait ses grises murailles sur un îlot frangé d’écume, et du fort de San Diego qui lui faisait face, à l’extrémité d’un petit cap.
J’avais été choisi, avec quelques dizaines d’autres nobles espagnols, pour embarquer sur le navire de Sa Majesté. J’avais même perçu la jalousie du comte Rodrigo de Cabezón, ambassadeur d’Espagne auprès du roi de France, qui était du voyage.
Je l’avais rencontré sur les quais de la Pescadería, surveillant le chargement de ses coffres et de ses chevaux à bord d’un autre vaisseau. Il m’avait toisé.
J’étais donc, avait-il dit, le fils de ce comte Louis de Thorenc, frère de Guillaume et d’Isabelle Thorenc, une portée de huguenots ennemis de l’empereur Charles et de l’Espagne.
— Savez-vous qu’ils sont en Angleterre pour dresser ce pays contre nous et contre sa reine ? J’espère que vous leur ferez entendre raison. J’imagine que Sa Majesté vous a chargé de cette tâche, sinon pourquoi vous aurait-elle choisi pour être auprès d’elle ? Ne décevez pas le roi ! Il est impitoyable avec ceux qui échouent. Mais vous, aurez-vous assez de foi pour livrer à nos inquisiteurs votre père et ses enfants ?
Durant les jours qui avaient précédé le départ, j’avais remâché ces questions, tenté parfois de renoncer au voyage. Certaines nuits, j’avais même imaginé m’enfuir, regagner Grenade, retrouver là-bas Aïcha Thagri et la convaincre de partir avec moi pour le Castellaras de la Tour.
Mais, comme s’il avait senti mon trouble, Diego de Sarmiento me rendait visite à toute heure du jour et de la nuit.
Il était dans un état d’exaltation que je ne lui avais jamais connu.
Il m’entraînait le long des ruelles de la ville encombrées par les voitures chargées des coffres des nobles, parcourues par les soldats qui s’apprêtaient à embarquer. Sur les quais se cabraient les chevaux qu’il fallait entraver avant de les charger dans des barques pour les transporter jusqu’aux navires ancrés dans la rade d’El Bahia ou dans celle d’El Orzan ; ils échappaient parfois aux palefreniers et s’enfuyaient vers la Pescadería.
— Songe, me disait Sarmiento, que cette ville a été un temps aux émirs de Cordoue ! Cette Corogne, au bord de l’Océan, entre les mains des infidèles ! Quel sacrilège et quelle humiliation ! Ils s’en souviennent et si nous ne les écrasons pas, un jour, alors que nous aurons depuis longtemps comparu devant le tribunal de Dieu, les descendants de ces émirs voudront la reprendre. Et ils trouveront des alliés ! Ce mariage entre notre roi Philippe et la reine d’Angleterre est un moyen d’étrangler le roi de France et de le contraindre à combattre avec nous. C’est aussi le moyen de réduire les hérétiques anglais. Quand Philippe II sera roi d’Angleterre, alors nous allumerons les bûchers !
Il se penchait vers moi, m’interrogeait : avais-je vu le comte Rodrigo de Cabezón ? m’avait-il parlé de ces espions français, des huguenots qui, en Angleterre, cherchaient à soulever la population et conspiraient contre la reine ?
— Je veux, me disait-il, que tu tranches la tête de ces serpents ! Quels qu’ils soient ! Es-tu prêt pour cette tâche ? Tu ne seras pas seul pour l’accomplir…
Il s’éloignait sans me fournir plus de précisions et ce n’est qu’à bord du navire, après que nous eûmes mis à la voile, que j’ai reconnu, se tenant à la poupe, non loin de Sarmiento et de Philippe II, Enguerrand de Mons et le père Verdini.