Il a longuement regardé la petite foule des députés des provinces des Pays-Bas, des chevaliers de la Toison d’or et des ambassadeurs rassemblés dans la grand-salle du château de Bruxelles.
La pénombre, malgré les candélabres, ensevelissait les visages. La lumière tombant des fenêtres était grisâtre. Il pleuvait depuis le matin ; rafales et averses scandaient les phrases en frappant les vitraux bleu, rouge et or.
Tout à coup, il y a eu un rayon de soleil qui est venu éclairer le groupe des ambassadeurs. Le père Verdini m’a dit que les représentants des royaumes, des duchés et des principautés, et naturellement, au premier rang, le nonce, ambassadeur de Sa Sainteté le pape Paul IV, étaient présents.
La lumière s’est faite plus vive et c’est avec stupeur, effroi et colère que j’ai reconnu, non loin du nonce, mon père et mon frère, envoyés de Henri II et de Catherine de Médicis.
Était-ce possible ?
Je me suis tourné vers le père Verdini qui se tenait près de moi, et, à la manière dont il a baissé les yeux, j’ai compris qu’il m’avait dissimulé ce qu’il savait. Et sans doute Diego de Sarmiento ou Enguerrand de Mons, qui se trouvaient à mes côtés dans cette salle, n’ignoraient-ils pas la présence de ce père et de ce frère qui m’avaient fait rouer de coups et que j’avais eu mission d’attirer à Londres dans un guet-apens.
Tout avait-il changé en l’espace de quelques semaines ?
Ils étaient huguenots, « mal-sentants de la foi », et c’était un roi de France qui prétendait faire rouler les têtes des luthériens dans les rues qui les avait choisis comme ambassadeurs !
Et c’était un empereur qui n’avait eu de cesse que de combattre les hérétiques qui les accueillait !
Était-ce là la guerre franche que nous devions mener ? Où étaient donc les chevaliers du Temple ? Avait-on oublié la charte de saint Bernard ?
Diego de Sarmiento m’a étreint le bras. Il comprenait mon indignation. Mais les relations entre souverains étaient aussi tortueuses qu’un labyrinthe. Et, d’ailleurs, Charles Quint n’était qu’un empereur trop perclus de douleurs pour exercer le pouvoir. Ses mains n’étaient plus capables de brandir le glaive. Il n’avait pu venir de sa demeure à ce palais que juché sur une mule, trop paralysé pour enfourcher un cheval !
Il était temps qu’il laisse le sceptre royal entre les mains de son fils.
J’ai dégagé mon bras. Il m’a semblé que mon père m’observait avec cette expression méprisante et pleine de fatuité qui était la sienne. Lui et mon frère me narguaient.
Et Charles Quint continuait de pérorer d’une voix traînante, la salive coulant sur son pourpoint, ses mains tremblantes ayant du mal à tenir le parchemin, jetant de fréquents regards à Philippe II.
— Prenez surtout garde de ne vous point laisser infecter par les sectes des pays voisins ! Extirpez-en bien vite les germes s’ils paraissent parmi vous, de peur que, s’étendant, ils ne bouleversent votre État de fond en comble et que vous ne tombiez dans les plus extrêmes calamités.
Il s’est interrompu, toussant, crachant, ployé par la fatigue.
— Et lui, notre empereur, qu’a-t-il fait ? a murmuré Sarmiento. Il n’a pas pu écraser la secte luthérienne ! Il a établi l’égalité entre les hérétiques et nous, entre l’erreur et la vérité. Ils sont libres de répandre leurs sacrilèges et leurs mensonges. Et les princes qui se sont emparés des biens de la sainte Église les conservent ! Alors il peut bien accueillir le comte Louis de Thorenc, huguenot, comme ambassadeur de Henri II et de Catherine de Médicis ! Bel attelage ! La couardise mariée à la sorcellerie !
Il m’a de nouveau empoigné le bras et a ajouté :
— Nous changerons tout cela. Nous commencerons ici, puis nous nettoierons les Pays-Bas et nous trancherons la tête de ces princes calvinistes qui pérorent. Regarde-les, Bernard !
Il a désigné sur l’estrade, à la gauche de Charles Quint, le prince Guillaume d’Orange, puis, dans les premiers rangs, d’autres seigneurs flamands, le comte d’Egmont, le comte de Hornes, tout aussi hérétiques. Ceux-là, un jour, il faudrait les châtier, les faire rentrer sous terre et les repousser dans l’enfer d’où ils étaient issus !
Je me suis écarté autant que j’ai pu de Sarmiento. Il logeait avec moi dans le palais d’Arenberg qui appartenait à ce comte d’Egmont auquel il venait de promettre l’enfer !
J’étais accablé. Il me semblait qu’avancer le long du chemin de la vie, c’était s’enfoncer chaque jour davantage dans cet abîme enténébré qu’est l’âme cachée des hommes.
Je n’étais pourtant pas innocent ! Depuis que j’étais arrivé à Bruxelles, qu’avais-je fait, sinon forniquer, jouir, me remplir la panse de bière, de gibier et de poisson ? Et je m’étais senti quitte avec Vous, Seigneur, en me rendant chaque matin à Notre-Dame du Sablon, à quelques pas du palais d’Arenberg. J’avais prié pour les deux souverains et pour Michele Spriano dont je n’oubliais pas qu’il vivait, lui, sur cette terre, l’enfer.
Mais qui se souciait encore de payer sa rançon ?
Le père Verdini m’avait expliqué qu’il avait tout tenté pour obtenir des proches du roi les mille ducats que réclamait le capitan-pacha d’Alger pour ce rachat.
Mais les caisses de l’Espagne étaient vides ! Il avait fallu verser des centaines de milliers de ducats à Charles Quint pour lui permettre de mener sa guerre contre le roi de France. Dépenses vaines, puisque l’ambassadeur du roi Henri II n’était autre que le comte Louis de Thorenc et qu’on allait signer une trêve ici, à Bruxelles, au château de Vaucelles, entre le roi de France et l’empereur. Et nous étions invités à la célébrer dans cette même grand-salle du château !
Il avait fallu aussi armer les cent vingt-cinq navires pour les épousailles en Angleterre, les remplir de cadeaux et de coffres débordant de pièces d’or pour acheter les Anglais.
— Et ils nous ont couverts d’immondices et d’insultes ! avais-je murmuré.
Le père Verdini s’était contenté de me dire qu’il ne renonçait pas, que d’autres moines rédempteurs étaient en partance pour Alger. Puis il s’était signé.
— Que Dieu veille sur Michele Spriano, et sur toi, mon fils !
Je ne sais, Seigneur, si Vous avez prêté attention à ma vie durant toutes ces années que j’ai passées dans les Pays-Bas espagnols.
J’allais sur mes trente ans. Je courais d’une alcôve à l’autre ; j’achevais mes nuits, ivre, la mousse de la bière maculant mes lèvres, la fatigue de la fornication me creusant les joues.
Peut-être m’avez-Vous pardonné ?
Je le saurai bientôt, quand je comparaîtrai devant Vous.
J’imagine, lisant et relisant La Divine Comédie, ce que pourrait être mon sort, sans cesse dévoré en Enfer, et sans cesse humilié et torturé au Purgatoire.
Ma seule excuse était dans le désarroi qui m’étreignait presque chaque jour.
J’apprenais que le pape Paul IV, Votre évêque de Rome, avait excommunié l’empereur Charles Quint et le roi Philippe II, et qu’il avait conclu une alliance avec le roi de France !
Mes deux souverains se voyaient privés de toutes leurs dignités. Et le culte divin était même proscrit en Espagne !
Où était la vérité en ce monde ?
Fallait-il que j’accepte l’avis des théologiens espagnols qui, réunis, autorisaient le roi à employer la force contre le successeur de Pierre ?
Déjà se mettaient en route les fantassins et les cavaliers du duc d’Albe, le plus impitoyable chevalier de guerre de Philippe II, lequel écrivait à Paul IV : « Vous êtes le loup dévorant du bercail du Christ… J’implore l’aide de Dieu contre Votre Sainteté et je jure au nom du roi mon maître, et par le sang qui coule dans mes veines, que Rome tremblera sous le poids de mon glaive ! »