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J’interrogeais Diego de Sarmiento. Il écartait mes inquiétudes d’un geste agacé de la main.

Chacun savait, disait-il, que Paul IV était un ennemi de Charles Quint. Il persécutait donc les princes italiens alliés de l’empereur. L’ambassadeur d’Espagne l’avait averti : « Si les furies de Sa Sainteté ne cessent point, si elles sont poussées plus avant, nous serons déchargés des inconvénients et dommages qui pourront s’ensuivre. »

On pouvait reprocher à l’empereur – et Sarmiento le faisait – d’avoir ménagé les protestants d’Allemagne, mais fallait-il pour cela l’excommunier, lui qui, avec Philippe II, était le bras armé de la foi ? La politique, concluait Sarmiento, relève du jugement des hommes, non de celui des prêtres.

Comment, avec de tels propos qui contredisaient ceux que m’avait tenus auparavant Sarmiento, n’aurais-je pas cherché à oublier, à poser ma tête contre les seins, à la glisser entre les cuisses grasses des Flamandes ?

Je ne voulais pas me souvenir de ce que le père Verdini me chuchotait, à savoir que Charles Quint, en 1527, l’année de ma naissance, avait laissé ses lansquenets mettre Rome à sac, tandis que les troupes du duc d’Albe fondaient sur la Ville éternelle en pillant et brûlant les villages et en violant les femmes.

Je n’ai pas forcé l’Italienne Mariana Massi, que je retrouvais dans ma chambre du palais d’Arenberg. Jeune et brune, sa peau mate me rappelait celle d’Aïcha Thagri. Je la payais en déposant entre ses petits seins trois pièces d’or.

J’oubliais, le temps de l’étreinte, que ma vie se dissipait.

Mais, en se rhabillant, elle parlait alors que j’aurais tant voulu qu’elle se taise !

Elle avait connu, disait-elle, dans une maison de prostitution d’Anvers, une femme, une ancienne lavandière qui menait grand train, se donnant pour le plaisir plus que pour le gain, car elle ne manquait pas d’argent. Elle prétendait qu’autrefois, quand sa taille était fine, elle avait eu pour amant un homme puissant qui, depuis lors, lui versait une rente annuelle de deux cents florins. Il fallait seulement qu’elle oublie le fils qui était né de leur rencontre.

Mariana Massi se penchait vers moi, appuyait ses deux mains sur mes épaules, me forçait à m’allonger, me chevauchait en soulevant sa jupe.

Cet homme puissant, me chuchotait-elle en me mordillant l’oreille, n’était autre que l’empereur Charles Quint. Et son bâtard, il le faisait élever en Espagne.

Je la repoussais.

Je ne voulais pas la croire.

Mais Sarmiento se moquait de mon étonnement, de ma naïveté. Quel homme ne laissait pas de bâtards derrière lui ? Et Charles Quint, tout empereur qu’il fût, portant le deuil de son épouse, avait aimé les femmes, et pourquoi pas cette fille dont Mariana m’avait donné le nom : Barbe Plumberger ?

Puis Sarmiento, d’un geste vif, sortait sa dague et en posait la pointe contre ma gorge.

— On t’égorgera, et cette bavarde aussi, si tu révèles ce secret avant que l’empereur ait décidé de le lever ! Oublie ce que tu ne devais pas apprendre !

Je n’ai plus eu l’occasion d’interroger Mariana Massi. Elle a disparu, peut-être reléguée dans un couvent ou embarquée sur un navire à destination du Nouveau Monde, ou jetée, une pierre ancrée à son cou, dans la Senne, cette rivière qui traverse la ville basse.

Je me suis tu, n’osant poser d’autres questions à Diego de Sarmiento.

Mais, dans la grande-salle du château de Bruxelles, écoutant la voix chevrotante de l’empereur, je n’ai cessé de repenser à ce bâtard, à ces femmes, à cette vie cachée d’un homme qui disait :

— J’ai exécuté tout ce que Dieu a permis, car les événements dépendent de la volonté de Dieu. Nous autres hommes agissons selon notre pouvoir, nos forces, notre esprit, et Dieu donne la victoire et permet la défaite. J’ai fait constamment ce que j’ai pu et Dieu m’a aidé. Je lui rends des grâces infinies de m’avoir secouru dans mes plus grandes traversées et dans tous mes dangers. Aujourd’hui, je me sens si fatigué que je ne saurais vous être d’aucun secours, comme vous le voyez vous-mêmes. Dans l’état d’accablement et de faiblesse où je me trouve, j’aurais un grand et rigoureux compte à rendre à Dieu et aux hommes si je ne déposais l’autorité, ainsi que je l’ai résolu, puisque mon fils, le roi Philippe, est en âge suffisant pour pouvoir vous gouverner et qu’il sera, comme je l’espère, un bon prince pour tous mes sujets bien-aimés…

Si Dante Alighieri, revenu, visitait à nouveau l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, où rencontrerait-il l’empereur Charles et le roi Philippe ?

Cette interrogation m’a hanté plusieurs jours durant.

Paul IV avait renouvelé son excommunication des deux souverains, maudissant ce duc d’Albe et tous les Espagnols qui n’étaient, disait-il, « qu’une engeance de Juifs et de Maures ».

Mais le pape devait s’incliner, puisque son allié, le roi de France, avait envoyé son ambassadeur à Bruxelles et qu’il se retrouvait ainsi seul face aux fantassins et aux cavaliers du duc.

Et moi, dans cette grand-salle du château, quelques semaines plus tard, voici que j’apercevais mon père et mon frère accompagnés de quelques nobles français, et d’un bouffon !

J’ai reculé et me suis tenu dans l’ombre.

Les murs de la salle étaient recouverts par de grandes tapisseries des Flandres qui rappelaient la défaite de François Ier à Pavie, sa captivité à Madrid, toutes les humiliations subies par le roi de France. Et à la manière dont mon père marchait, raide, frappant du talon le parquet, la main sur le pommeau de son épée, je mesurais son humiliation et sa rage.

Le roi Philippe II et tous les nobles présents se sont dirigés en compagnie de mon père vers la chapelle. Je les y ai suivis. Tout à coup, au moment où Philippe II s’approchait de l’autel pour jurer sur les Évangiles qu’il respecterait le traité conclu avec les rois de France, j’ai entendu crier : « Largesse ! largesse ! » et j’ai vu le bouffon lancer, comme on sème, des pièces d’or dans la chapelle, parmi l’assistance.

Et après un instant d’hésitation tous ces nobles seigneurs et leurs femmes se sont précipités en se bousculant pour ramasser les écus. L’honneur français était vengé !

Le rire de mon père a alors retenti, dominant les éclats de voix.

Qui se souciait de Vous, Seigneur, dans cette chapelle ?

30.

Je n’ai plus jamais entendu le rire de mon père qui m’avait si souvent choqué, comme une obscénité.

Je ne l’ai plus jamais vu marcher de son pas altier, la nuque droite, sa main serrant le pommeau de son épée, avec cette superbe qui me mettait hors de moi tant elle paraissait masquer une âme veule, prête à toutes les félonies.

Je n’ai plus jamais croisé son regard étincelant de colère ou de mépris, qui m’avait tant de fois humilié.

Et puis j’ai découvert parmi les hautes herbes, sur la berge d’un ruisseau, dans la plaine de Saint-Quentin, son corps étendu, à demi nu, mort.

Et j’ai pleuré, et j’ai prié.

J’avais depuis longtemps déjà quitté la tente royale où Sarmiento, Philippe II, son conseiller Ruy Gomez et le duc Emmanuel Philibert de Savoie ripaillaient, levant leurs verres à la victoire.

Enguerrand de Mons avait tenté de me retenir, mais je m’étais dégagé d’un geste brusque.

J’avais vu, lorsque nous avions chargé les gentilshommes français, trop d’entre eux s’abattre, encerclés par les fantassins allemands, anglais, espagnols et flamands, taillés en pièces par nos coups de glaive et nos lances.

C’était ma première bataille. Je m’y étais jeté avec désespoir. Je ne voulais point comprendre ces alliances qui se retournaient, ces traités que l’on avait juré sur les Évangiles, de respecter et dont, brusquement, on ne gardait plus souvenir.