Выбрать главу

Les nobles huguenots s’étaient indignés. L’Italienne, la Médicis, préparait peut-être l’assassinat du roi pour mieux servir la cause de Philippe II. Et celui-ci, comment n’aurait-il pas cherché à tuer un souverain de France qui n’aurait pour héritier que des fils malingres et laisserait en fait le pouvoir à l’Italienne, l’empoisonneuse, la sorcière ?

Ces soupçons, cette haine, ces prédictions m’avaient glacé.

J’avais aperçu mon frère Guillaume, mais il m’avait paru à la fois méprisant et menaçant.

J’avais quitté l’hôtel de Ponthieu, raccompagné par Robert de Buisson.

Au moment où nous nous engagions dans la rue de l’Arbre-Sec, j’avais vu descendre d’une voiture arrêtée à quelques pas une jeune femme portant une cape noire sur laquelle venait se répandre, comme des fils d’or, ses longues mèches blondes.

La vivacité avec laquelle elle avait sauté sur le pavé, soulevant un peu sa robe, la manière dont elle s’était élancée vers nous, semblant à peine prendre appui sur le sol, m’avaient enchanté au point que je m’étais immobilisé.

Elle m’avait regardé tout en s’adressant à Robert de Buisson, lui annonçant que Sa Majesté la reine l’avait conviée à assister dans la tribune royale aux tournois qui se dérouleraient grand-rue Saint-Antoine, et auxquels le roi participerait malgré – elle avait baissé la voix – les craintes de son épouse et des astrologues.

Je l’écoutais. La regardais. Elle avait les traits fermes et réguliers, le nez droit, le front un peu bombé, et la manière dont elle me fixait faisait naître en moi un de ces enthousiasmes empreints de ferveur dont j’avais oublié à quel point ils peuvent faire paraître la vie légère.

Tous les jours suivants, je l’ai cherchée, indifférent à la morgue avec laquelle mon propre frère me saluait, m’interpellait, m’accusant d’être au roi d’Espagne, d’avoir oublié ma famille et mon royaume.

Je l’entendais à peine, comme si le monde, la vie s’étaient réduits pour moi à ma quête d’Anne de Buisson.

Enfin, le vendredi 30 juin, je l’ai vue assise non loin de la reine Catherine et, avant de me glisser vers elle, je l’ai observée.

Peut-être l’a-t-elle senti, car son immobilité me parut forcée, comme si elle s’obligeait à ne pas tourner la tête vers moi.

Mais j’aimais son profil de jeune fille.

Son frère m’avait confié qu’elle avait à peine quinze ans.

J’en avais trente-deux, comme Philippe II.

Et elle était sans doute huguenote. Mais, au moment où je m’avançais vers elle, je l’avais complètement oublié.

Je me suis assis à ses pieds. J’ai levé les yeux vers elle.

— Le roi va entrer en lice, m’a-t-elle dit sans me regarder.

Sa voix m’a paru enrouée par l’émotion.

J’ai entendu le battement sourd des sabots des chevaux se précipitant l’un contre l’autre.

Je n’avais d’yeux que pour le visage d’Anne de Buisson. Elle se mordillait les lèvres, les joues tout à coup creusées.

Il y eut un choc, des cris.

Anne de Buisson s’est levée, a écarté les bras, puis s’est laissée tomber en avant. Je l’ai saisie et j’ai pensé que la saison des morts continuait, que je serrais contre moi un autre corps sans vie, comme l’avait été celui de mon père. Mais Anne était légère, pantelante.

Autour de nous, d’autres femmes s’étaient dressées, puis avaient chancelé, évanouies.

J’ai vu le roi vaciller, son cheval heurtant la lice.

On se précipita. On retira son casque, et le sang jaillit.

Un morceau de lance, comme un épieu acéré, lui avait percé le front au-dessus du sourcil droit ; une autre partie de la lance brisée lui avait crevé l’œil gauche.

Avec grande souffrance pour le roi, j’ai su qu’on avait extrait cinq éclats de sa tête.

Les chirurgiens – Philippe II avait envoyé de Bruxelles son médecin personnel, André Vesale, et Ambroise Paré avait été appelé au chevet de Henri II – avaient fait décapiter plusieurs condamnés pour tenter de comprendre, en ouvrant leurs têtes, comment ils pourraient soigner le blessé royal.

Mais le monarque mourut.

Et moi je conduisis Anne de Buisson jusqu’à l’hôtel de Ponthieu où les gentilshommes huguenots parlaient de crime espagnol ou bien de châtiment de Dieu.

Comment aurais-je pu croire à la paix ?

J’ai quitté Paris pour l’Espagne en emportant le souvenir d’Anne, cette jeune fille aux tresses blondes, en robe bleu ciel.

QUATRIÈME PARTIE

33.

Je me suis terré plusieurs jours dans le Palacio Sarmiento.

L’intendant Luis Rodriguez m’avait caché dans un réduit proche de ma chambre. Des coffres remplis de linge s’y entassaient et j’avais aménagé entre deux d’entre eux une cavité où je me pelotonnais dès que j’entendais des pas.

Lorsqu’ils s’éloignaient, j’escaladais les coffres et m’installais au sommet de leur amoncellement, non loin de la lucarne. Je lisais, ne me lassant pas de suivre Dante et Virgile dans leur visite de l’Enfer.

Je n’entrais que rarement au Purgatoire, et jamais au Paradis.

Il me semblait que j’était destiné, comme chaque homme, à l’Enfer. Et il commençait ici, sur notre terre, sitôt que nous avions poussé le premier cri.

Je me souvenais de ces corps nouveau-nés éventrés, mutilés, fracassés, que j’avais découverts dans les villages pillés par les infidèles, et dans ceux saccagés par les troupes chrétiennes de Philippe II lorsqu’elles avaient sillonné la campagne de Saint-Quentin.

Ce que j’avais vu, tout au long de mon voyage entre Paris et Valladolid, m’avait encore persuadé que le châtiment de Dieu ne cesserait jamais. Il avait voué les hommes à s’entre-dévorer du premier au dernier jour de leur vie.

Et l’élan d’amour, ce souvenir du jardin d’Éden, avait tôt fait de se briser, n’était peut-être même que le moyen de nous condamner au regret, de nous faire souffrir davantage, nos bras ouverts n’enlaçant tout à coup que l’absence, notre regard un instant comblé s’affolant de ne plus rencontrer que le vide.

Et chaque jour qui m’avait éloigné de Paris m’avait fait davantage souffrir au souvenir d’Anne de Buisson.

J’avais voyagé seul.

Ne comprenant pas que je choisisse de rentrer en Espagne en traversant le royaume de France au lieu de regagner Bruxelles avec les seigneurs espagnols et flamands, d’y retrouver Philippe II avec lequel on prendrait la mer pour rejoindre La Corogne, Sarmiento m’avait proposé une escorte de cavaliers. Mais j’avais choisi ma route comme on lance un défi, comme on joue sa vie aux dés.

C’était une sorte de retraite, le choix de la solitude pendant plusieurs semaines. Également une façon d’offrir ma vie à ceux qui voudraient la prendre. Une manière de savoir si Dieu voulait m’accorder de souffrir encore ici-bas ou bien de me plonger déjà dans les tourments de l’enfer.

Lorsqu’il l’avait compris, Sarmiento avait cessé de tenter de me raisonner, et m’avait serré contre lui.

— Tu dois ta vie à Dieu, m’avait-il dit. Ne l’abandonne pas au premier venu.

J’ai découvert ainsi le royaume de France. J’ai rêvé le long de ses rivières bordées de peupliers. J’ai longé ses champs de blé. J’ai vu l’opulence de cette campagne aux mille villages.

Me souvenant de l’aridité du pays barbaresque et de l’austère rudesse des sierras et des campagnes d’Espagne, j’ai pensé que ce pays avait été le préféré de Dieu. Il lui avait offert la fertilité et la douceur, les cieux cléments et les fleuves paisibles.

Puis, au fur et à mesure que j’avançais, traversant les villages, marchant au pas lent de mon cheval vers le sud, j’ai compris que cette richesse que Dieu avait donnée aux hommes de France était aussi un moyen de les juger, de savoir s’ils Lui seraient reconnaissants de Sa générosité ou bien s’ils dilapideraient le trésor qu’il leur avait confié.