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Or ils le détruisaient.

J’ai vu des champs de blé incendiés, des villages brûlés, mais ce n’était là que spectacle de guerre. Le pire était qu’il semblait que chaque homme de France était l’ennemi de l’autre.

On s’accusait d’avoir voulu la mort du roi.

On dénonçait parmi ses voisins les alliés des Espagnols, ou bien ceux qui avaient attiré la vengeance de Dieu sur le royaume.

On disait que l’héritier du roi, François II, n’était qu’un enfant de quinze ans mal portant. Et que l’Italienne, Catherine de Médicis, la reine sorcière, allait régner à sa place ; que s’il lui résistait elle l’empoisonnerait.

J’ai affronté cette haine dans le premier village traversé, quand on a tenté de me barrer la route, de me jeter à terre en criant que j’étais un huguenot, que j’appartenais à la secte qui avait attiré le malheur sur le royaume et provoqué la mort du souverain, ou qui l’avait assassiné parce que Henri II avait fait dresser des bûchers en plein Paris contre les hérétiques. Eux voulaient faire de même avec moi, me lançant des pierres, harangués par un prêtre qui les incitait à se saisir de ma personne. J’ai donné des coups de plat d’épée, j’ai éperonné mon cheval, renversé du poitrail quelques-uns de ces paysans.

Je n’ai été rassuré que dans la campagne vide d’hommes, sur la route déserte.

Fallait-il que les humains désertent la terre pour qu’elle soit pacifiée ?

Dans un autre village, plus au sud – Rouviac –, on m’a accusé avec la même rage d’être espagnol, et quand j’ai, en répondant, montré que j’étais né dans le royaume, on m’a soupçonné d’être l’un de ces papistes, spadassin de la sorcière Catherine et espion de Philippe II, le fornicateur.

On m’a entouré. On tenait mon cheval. On me menaçait de fourches et de gourdins.

J’ai pris le corps de mon père comme bouclier : j’ai dit que j’étais Bernard de Thorenc, fils du comte Louis de Thorenc, un huguenot tombé dans la bataille de Saint-Quentin en luttant contre les Espagnols.

On m’a acclamé, conduit jusqu’au château voisin où le comte de Maupertuis m’a accueilli, m’assurant de son indéfectible foi réformée, me montrant les livres de Calvin.

Il fallait, m’a-t-il dit, s’emparer du jeune roi pour l’arracher aux intrigues des ducs de Guise, ces étrangers venus de Lorraine, une terre d’empire.

Il fallait extirper de ce royaume tous ceux qui étaient prêts à le livrer au roi d’Espagne comme ils venaient de lui vendre leur fille, cette pauvre pucelle de treize ans, Élisabeth de Valois, qui allait souffrir mille morts entre les pattes de ce barbon dont la rumeur assurait qu’il était si étrangement membré que c’était supplice, pour les femmes, que de se soumettre à lui.

Après avoir quitté le comte de Maupertuis, j’ai continué ma route en évitant les villes et les villages sur les places desquels papistes ou huguenots, les uns et les autres bons et vrais chrétiens, dressaient des bûchers.

Je suis arrivé de nuit dans la campagne de Valladolid, surpris de dépasser, sur les routes qui conduisaient à la ville, des cortèges de paysans précédés de moines et de prêtres qui priaient et chantaient des psaumes.

Ils portaient de grands crucifix et des cierges ; dans la campagne, on voyait ainsi se dessiner de longues traînées de feu qui s’approchaient de la ville.

J’ai senti les regards soupçonneux peser sur moi et j’ai pris le galop.

Les ruelles de la ville étaient pleines d’une foule de moines, de prêtres et de paysans. Les enfants dormaient, accrochés au cou de leurs mères. Plaza Santa Maria, on avait dressé une grande estrade et des crucifix. Plus loin, j’ai deviné dans l’obscurité des amoncellements de fagots d’où pointaient les piloris.

Plus j’avançais dans la ville, plus j’avais l’impression d’être enveloppé d’une rumeur hostile comme celle d’un essaim qui bourdonne.

J’ai eu la certitude qu’on allait se précipiter sur moi, me percer de centaines de dards. Ma peau en frissonnait déjà.

J’ai enfin atteint le Palacio Sarmiento et l’intendant Luis Rodriguez m’a ouvert, les yeux effarés en me voyant, m’entraînant aussitôt à l’intérieur, me poussant dans les couloirs vers la tour où je logeais, puis ouvrant la porte de ce réduit, me chuchotant que je ne devais me montrer à personne, à aucun domestique, car le grand inquisiteur avait des espions dans chaque maison.

Luis Rodriguez reviendrait dès qu’il le pourrait, quand tous les domestiques seraient partis écouter le jugement, assister au supplice des condamnés.

— Ils veulent les voir brûler, ces malheureux qui ont déjà plusieurs fois parcouru toute la ville en robe de laine jaune. Ils savent ce qui les attend : sur les robes, il y a des dessins de flammes et de diables. Certains condamnés ont déjà les membres brisés par la torture. Mais c’est à l’aube qu’ils vont griller, et personne ne veut manquer le spectacle.

J’ai entendu le piétinement de la foule, puis les prières, les cris, et des sanglots mêlés à des chants. Luis Rodriguez s’est glissé dans le réduit et s’est assis en face de moi.

Il a parlé d’une voix étouffée par la peur.

Francisco Valdés, l’archevêque de Séville, a-t-il commencé, était aussi l’inquisiteur général. Il avait décidé de purifier Valladolid où il vivait, sûr que la ville était devenue un foyer d’hérésie.

Luis Rodriguez a levé le bras, secoué la tête. Qui pouvait imaginer cela ? L’archevêque avait sûrement d’autres buts.

Des milliers d’inquisiteurs s’étaient installés là, parcourant les rues, interrogeant tous les habitants, examinant les bibliothèques du collège de Santa Cruz et celle de l’université. Ils brûlaient les livres par centaines.

Personne n’échappait à leurs soupçons. Même les évêques étaient poursuivis.

Luis Rodriguez a encore baissé la voix.

L’archevêque de Tolède, primat d’Espagne, Bartholomé de Carazza, avait été mis en accusation pour avoir prononcé – un moine l’avait rapporté – au chevet de Charles Quint, en présentant à l’empereur un crucifix, une phrase jugée hérétique : « Il n’y a plus de péchés, tout est absous ! »

Luis Rodriguez s’était signé, puis m’avait mis en garde.

Les étrangers, les soldats qui avaient combattu en terre d’islam ou dans ces contrées d’hérésie avaient été arrêtés. Les anciens captifs des infidèles avaient tous été recherchés, puis emprisonnés.

La régente d’Espagne, Juana, sœur de Philippe II, avait abandonné toute autorité entre les mains de l’inquisiteur général, un homme avide d’argent et de pouvoir.

Luis Rodriguez s’est mis tout à coup à trembler, regardant autour de lui, puis me fixant avec des yeux anxieux.

Il devait se reprocher de s’être laissé aller à ces confidences, de m’avoir caché. Il a commencé à se lamenter, en secouant la tête, les lèvres tremblantes. Il se maudissait de m’avoir ouvert la porte. À quel démon avait-il cédé ? On avait dû le voir. Ils avaient des espions dans chaque rue, dans chaque maison. On l’avait sans doute déjà dénoncé.

Il se tordait les mains, se mordillait les lèvres.

J’avais devant moi un homme saisi par la peur.

Il levait la tête vers la lucarne tout en chuchotant :

— Vous les entendez ? Ils sont des centaines de condamnés. Ils forment une longue procession. Ils sont pieds nus. Tous ont revêtu la robe jaune couverte de diables et de flammes. On les conduit au bûcher. Personne ne les a défendus. Je suis plus coupable qu’eux. Moi, ils me tortureront. Ils me briseront les genoux, m’arracheront la langue.