J’ai senti qu’il était capable, poussé par l’effroi, de se présenter devant les inquisiteurs, de se dénoncer et de me livrer afin d’en finir avec l’angoisse qui l’inondait de sueur.
Dieu, vouliez-Vous que les hommes, en Votre nom, soient ainsi avilis ?
J’ai pris Luis Rodriguez par les épaules et ai tenté de l’arracher à cette panique qui l’aveuglait.
Je lui ai répété que, sous la torture et dans les flammes, je nierais qu’il m’avait accueilli et aidé.
J’en ai fait serment devant Dieu.
Peu à peu, il s’est calmé, me promettant même de me porter chaque jour une cruche d’eau, du pain et des fruits. Mais je ne devais pas sortir du réduit avant le retour du comte Diego de Sarmiento. Lui seul avait assez de courage, était assez proche du roi, pour nous protéger.
Il m’a regardé.
— Serment devant Dieu ? a-t-il demandé en me fixant.
J’ai répété.
— Devant Dieu !
Il a paru calmé, s’est signé. Puis il est parti, voûté, comme un homme qui reste accablé. Je me suis agenouillé et j’ai prié.
Seigneur, comment savoir si ceux qui Vous invoquent, qui prétendent agir pour Vous défendre, qui gouvernent les hommes en se servant de leur peur, de leur lâcheté, de leur jalousie, ne sont pas des diables masqués, même s’ils ont revêtu les habits de Votre Église ?
Car faire souffrir en Votre nom, est-ce Vous servir ou Vous trahir ?
J’entendais les chants, les tambourins et les crécelles.
J’imaginais cette procession jaune de condamnés au bûcher.
Je voyais les cierges, les statues de la Vierge portées sur les épaules des pénitents.
Je n’ai plus voulu entendre.
J’ai rampé jusqu’à la cavité obscure et m’y suis blotti.
34.
J’ai pu à nouveau marcher dans les rues de Valladolid sans crainte d’être arrêté.
Diego de Sarmiento, rentré de Bruxelles avec le roi, m’avait assuré que j’étais sous la protection de la cour. Le grand inquisiteur était un homme prudent qui jamais n’oserait défier le souverain.
Mais je voyais Francesco Valdés agenouillé aux côtés de Philippe II, au premier rang dans le chœur de Santa Maria la Antiga. Et ils quittaient ensemble l’église en marchant du même pas, le roi s’appuyant sur le bras de l’inquisiteur général, lui chuchotant quelques mots, et Valdés inclinait la tête, souriait. Il me semblait que son visage émacié était celui d’un carnassier.
Je ne me débarrassais pas de la peur.
Peu après le retour de Sarmiento, Luis Rodriguez m’a confié à voix basse qu’il allait quitter Valladolid.
Par des moines proches de Valdés, il avait appris que le grand inquisiteur n’avait jamais ignoré ma présence au Palacio Sarmiento. On m’avait suivi dès mon entrée dans la ville. On savait donc qui m’avait accueilli et caché au Palacio Sarmiento. Un jour, dans quelques mois ou quelques années, Luis Rodriguez craignait d’être arrêté, traduit devant le tribunal de l’Inquisition. On lui rappellerait comment il avait hébergé un étranger, un Français, ancien captif des infidèles, peut-être un renégat, un espion du roi de France et du sultan.
— Ils savent tout. Ils connaissent la vie des gens depuis leur naissance, a ajouté Rodriguez. Ils me condamneront quand ils jugeront le moment venu. Ils me proscriront ou m’enfermeront pour le restant de mes jours, ou bien ils me tortureront puis me brûleront sur la Plaza San Pablo. Ils choisiront ce qui sera le plus utile pour eux.
Il a serré les poings tout en les élevant devant son visage.
— Je suis entre leurs mains, a-t-il dit. Qu’est-ce que je suis pour eux ? Ils m’écraseront quand ils le voudront.
Je ne lui ai pas répondu.
J’avais le sentiment, moi aussi, d’être épié.
Lorsque je quittais le Palacio Sarmiento pour me rendre Plaza San Pablo, au Palacio Real, afin d’y retrouver Sarmiento, je voyais des silhouettes se détacher de la façade et me suivre, à quelques pas, sans même chercher à se dissimuler.
Je les retrouvais à la sortie du Palacio Real. Elles entraient derrière moi au Colegio Santa Cruz ou au Colegio San Gregorio, me suivant dans les bibliothèques. J’étais sûr qu’elles relevaient les titres des livres que je consultais.
Un jour, on m’accuserait peut-être d’avoir lu saint Augustin.
Je rapportais ces faits à Sarmiento. Il les écoutait distraitement. Il m’interrompait, me parlait sans cesse de l’arrivée prochaine de la jeune reine française que Philippe II n’avait pas encore rencontrée.
Élisabeth de Valois s’était mise en route avec ses suivantes, sa mère Catherine, des chevaliers français, mais, dès qu’elle franchirait le col de Roncevaux, elle serait sous la garde des seigneurs espagnols. Elle ne serait plus la fille du roi de France, mais la reine d’Espagne. Et le cardinal Mendoza lui réciterait le psaume 45 : « Écoute, ma fille. Regarde et prête-moi l’oreille. Oublie ton peuple et la demeure de ton père : alors le roi convoitera ta beauté. »
Sarmiento ajoutait :
— Le roi est impatient. Mais Élisabeth n’est pas encore femme. Il ne peut la forcer.
Il riait :
— Le taureau espagnol va devoir attendre ! Mais il s’ébroue ailleurs…
J’avais vu le souverain avec Efrazia de Guzmán.
Je l’avais vu faire sa cour à Anna de Mendoza délia Cerda, princesse d’Eboli, revenue avec lui des Pays-Bas où son mari Ruy Gomez était resté sur ordre du souverain. Et l’on jasait sur les amours de Philippe et de la jeune princesse borgne au bandeau noir.
— Bientôt on ne comptera plus les bâtards d’Espagne ! avait ricané Sarmiento. Le fils va faire mieux que le père, le roi que l’empereur !
Sarmiento m’avait conté qu’avant sa mort Charles Quint avait souhaité rencontrer ce fils qu’il avait eu d’une Flamande. Une putain italienne m’en avait naguère parlé, est-ce que je me souvenais ?
Sarmiento m’avait défié du regard comme s’il voulait me montrer par là qu’il n’ignorait rien du sort final de Mariana Massi.
— Philippe II a reconnu son frère, avait poursuivi Sarmiento après un instant de silence. Il va présenter don Juan à la cour.
J’ai imaginé les courtisans s’inclinant pour saluer ce fils d’un empereur et d’une lavandière flamande aux mœurs dissolues.
Et l’on ferait mine de ne pas comprendre pourquoi Efrazia Guzmán, dont la taille avait forci, épousait un prince italien que le roi honorait et récompensait d’une pension.
Était-ce donc cela, l’Espagne du Roi Catholique ? Celle du mensonge, de la débauche et de l’Inquisition ?
Sarmiento m’a pris le bras.
J’avais tort de m’inquiéter, m’a-t-il dit.
— Le grand inquisiteur est un archevêque qui aime l’or et le pouvoir. Il ne se dressera jamais contre le roi. Il a arraché à la régente Juana tout ce qu’il a pu. Maintenant, il sait qu’il doit se tenir coi. Il digère comme un fauve qui a englouti trop vite ses proies. Il ne ressortira ses griffes que si Philippe II lui en donne l’ordre.
Je devais comprendre que l’Inquisition était une arme contre les hérétiques, donc contre les infidèles. Ceux qui se dressaient contre elle servaient les ennemis de la foi. Il fallait seulement que les inquisiteurs n’oublient pas qu’ils n’étaient pas seulement des serviteurs de l’Église, mais aussi de la couronne d’Espagne.
— Francesco Valdés le sait.
C’était pour cela que, d’après Sarmiento, je n’avais rien à redouter.
Mais, lorsque je traversais la Plaza San Pablo, je distinguais encore sur le sol de grands cercles noirs. Ils rappelaient qu’ici et là on avait entassé des fagots de branchages secs et placé au centre de ces bûchers des hommes et des femmes revêtus de la robe de laine jaune sur laquelle avaient été cousues des langues de tissu rouge représentant des flammes et des têtes de diable.