Выбрать главу

Entre les pavés, malgré le vent et la pluie, subsistaient des cendres grises, poussière d’homme et de bois.

J’ai voulu quitter les murs de cette ville d’où suintaient la peur et le sang.

J’ai voulu m’éloigner de cette cour d’Espagne où régnaient l’hypocrisie et le mensonge.

J’ai voulu retrouver la foi jaillissante des combattants du Christ tels que saint Bernard les avait décrits dans la charte des chevaliers du Temple.

J’ai voulu affronter les infidèles et non pas être mêlé à ces courtisans qui ne cessaient de forniquer, ripailler, se jalouser.

Pour fuir la ville, j’ai accepté de faire partie des seigneurs espagnols qui s’en allaient accueillir à Roncevaux Élisabeth de Valois et ses suivantes.

Des bourrasques de vent et de neige balayaient le col.

J’entendais les rires de ces jeunes filles, et, parmi elles, j’ai aperçu Anne de Buisson, ses cheveux blonds s’échappant d’un capuchon bordé de fourrure argentée.

J’ai marché vers elle, devinant qu’elle m’avait reconnu.

J’ai saisi ses mains gantées. J’ai senti sous le cuir ses doigts frêles.

Je lui ai murmuré :

— Ne restez pas. Retournez en France. Ici ils ne pardonnent pas. Votre frère est huguenot. Ils le sauront, ou le savent déjà. Ils vous surveilleront. Ils vous éloigneront de la reine et vous condamneront. Partez, partez !

Je lui ai serré les mains autant que j’ai pu, mais elle les a retirées d’un mouvement brusque, laissant ainsi l’un de ses gants entre mes doigts.

Elle m’a tourné le dos et je l’ai vue chuchoter quelques mots à la reine. Puis, dans le vent et la neige, le cardinal Mendoza a récité les quelques phrases du psaume 45 dont je n’avais pas mesuré la violence et la cruauté : « Oublie ton peuple et la demeure de ton père : alors le roi convoitera ta beauté. »

Elle était belle, Élisabeth de Valois, l’innocence et la franchise riaient sur son visage.

J’ai pensé à la mâchoire lourde de Philippe II, à ce corps de roi jouisseur qui allait écraser celui de cette jeune fille. À ce taureau noir déchirant cette chair si blanche qu’elle en paraissait transparente, laissant voir de fines veines bleutées.

J’ai souvent vu la reine, et, autour d’elle, ses suivantes, toutes insouciantes et joyeuses, illuminant de leur jeune gaieté les salles glacées de l’Alcazar de Tolède qui se dressait comme un massif de pierre au-dessus des eaux noires de la boucle du Tage.

Sarmiento me guidait dans ces salles, parmi les courtisans, les conseillers, les femmes dont le visage exprimait la gravité et les yeux l’envie, la jalousie, l’avidité.

Sarmiento me montrait don Carlos, le fils difforme de Philippe II, qui s’en allait, sa grosse tête bosselée penchée de côté, rôdailler autour des femmes.

Puis il me désignait un jeune homme aux traits fins dont la beauté contrastait avec la laideur de don Carlos. C’était don Juan, le bâtard de Charles Quint. Près d’eux se tenait Alexandre Farnèse, le fils de Marguerite de Parme, autre bâtarde de Charles Quint.

Je cherchais Anne de Buisson, mais j’appris – aussitôt j’avais été comme emporté par un souffle de gaieté – qu’elle avait regagné la France où réformés et papistes avaient commencé à se livrer une véritable guerre et où il fallait, disait Sarmiento, exterminer les huguenots, en finir avec leur secte. Lui-même insistait auprès de Philippe II pour qu’une armée espagnole fut envoyée soutenir les catholiques.

Le nouveau roi de France, Charles IX, n’était encore qu’un enfant, et la reine mère, Catherine, qui s’était instituée régente, était une femme à qui personne ne pouvait se fier, décidée un jour à conduire une croisade impitoyable, le lendemain cherchant un accord avec les « mal-sentants de la foi ».

— Elle songe avant toute chose à sauvegarder le trône de son fils. Nous autres Espagnols pensons d’abord à l’Église du Christ.

Je doutais, Seigneur.

J’écoutais les rumeurs, devinais les intrigues qui pourrissaient la cour d’Espagne.

On assurait que Philippe II ne se souciait plus de combattre les infidèles, mais, comme un rapace couché sur sa proie, de garder ce qu’il possédait, oubliant ces milliers de chrétiens que Turcs et Barbaresques avaient réduits en esclavage.

Qui libérerait Michele Spriano ?

L’or et l’argent nécessaires pour armer des galères, payer la solde des troupes, acquitter les rançons, le roi les employait à construire un monastère et un immense palais à Escurial, non loin de la petite ville qu’il avait choisie pour capitale, Madrid.

Au lieu d’établir des plans de bataille contre les Turcs, il examinait chaque jour l’avancée des travaux de son palais de l’Escurial. Et, lorsqu’il rentrait à Tolède, il ne pensait plus qu’aux femmes.

On disait qu’il n’avait pas encore honoré la reine, trop jeune, mais, chaque soir, telle ou telle de ces nobles et fières Espagnoles, ou bien une simple fille rejoignait sa couche.

Sarmiento riait, avouait qu’il héritait de ces maîtresses d’une nuit, et je devinais qu’il utilisait, pour accroître son influence, cette complicité qui le faisait parfois coucher comme un chien fidèle au pied du lit du roi.

Sarmiento se moquait de moi, s’étonnait : j’avais bien changé, depuis les Pays-Bas ! disait-il.

— Tu vis comme un moine, mais sans la bure.

Il proposait de me ménager des rencontres avec ces femmes qui s’offraient et que quelques ducats suffisaient à satisfaire. Il me rappelait que, durant sa captivité en Espagne, François Ier avait acheté une jeune esclave noire qui venait le retrouver chaque matin.

— Tu n’es pas espagnol, mais es-tu français ? me demandait Sarmiento. Nous aimons chacun à notre manière trousser les filles. Mais toi ?

Il s’éloignait un peu, me dévisageait. Est-ce que je craignais la vérole ? Il écartait la menace d’un haussement d’épaules. Qui n’avait pas, dans ses ancêtres, un vérolé ? On vous léguait la maladie, eussiez-vous vécu dans l’abstinence.

Il baissait la voix, murmurait que l’on craignait que la reine Élisabeth de Valois, toute pucelle qu’elle fut encore, n’en fut atteinte. Sa vieille Italienne de mère, Catherine de Médicis, le craignait et faisait donner à sa fille des bains de blancs d’œufs pour que la peau de la vierge restât lisse. Catherine craignait que Philipe II, averti du risque, ne touchât pas à son épouse et ne la répudiât.

Je ne voulais plus écouter. J’étouffais. J’insistais auprès de Sarmiento pour qu’il favorisât mon départ d’Espagne, mon enrôlement parmi ces chevaliers de Malte si peu nombreux qui affrontaient les infidèles. Eux étaient les héritiers des chevaliers du Temple ! Enguerrand de Mons les avait déjà rejoints.

Je m’impatientais.

On apprenait que les galères de Dragut avaient, devant Djerba, détruit une flotte espagnole et fait prisonniers des centaines de chrétiens.

Désormais, les Turcs et les Barbaresques imposaient leur loi d’une extrémité à l’autre de la Méditerranée.

Je voulais les combattre comme on se purifie.

35.

Un matin, enfin, j’ai revêtu mon armure et me suis agenouillé parmi les chevaliers.

C’était l’aube.

Comme on retire lentement un voile, le ciel déjà apparaissait bleuté, mais la mer était encore recouverte par la nuit. Elle respirait, paisible, au pied des murailles du fort.

Tout à coup, étouffant le bruit régulier du ressac, j’ai entendu battre les tambours des infidèles.

Ce roulement sourd auquel se mêlaient l’aigre sifflement des flûtes et le frottement aigu des crécelles nous a enveloppés.

Il faisait froid. J’ai frissonné et regardé autour de moi.

Dans la pénombre, j’ai deviné la foule des chevaliers agenouillés ou debout sur les remparts. Ils formaient une masse plus sombre que la lumière grise commençait d’effleurer. Leurs casques et leurs piques, les étendards et les bannières que le vent, qu’à Malte on appelle magistrale, faisait claquer se découpaient sur l’horizon.