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Nous les avons décloués, réunissant leurs membres écartelés, rapprochant les chairs, enveloppant leurs corps dans nos bannières rouges à croix blanche. Puis, à genoux, nous avons juré de vaincre et de les venger.

Le Grand Maître Jean de La Valette nous a rassemblés autour de lui. Il fallait, a-t-il dit, infliger aux infidèles la « paie de Saint-Elme ».

Le Grand Maître s’est éloigné de quelques pas en compagnie de son conseil, puis Enguerrand de Mons est revenu vers moi.

— Je reconnais là l’œuvre de Dragut-le-Cruel, lui ai-je dit comme il passait à proximité.

Il ne m’a pas regardé, a sauté sur la jetée, criant que nous allions faire payer aux infidèles leur cruauté.

Des hommes d’armes ont conduit sur la grève ceux que nous avions capturés. Ils les ont contraints à s’agenouiller et ont commencé à les décapiter.

Le sang giclait. Les têtes roulaient sur les galets.

Les infidèles ne cherchaient pas à se débattre. Ils ne criaient pas. Ils n’imploraient pas grâce.

Les hommes d’armes ont jeté les têtes dans des sacs et sont remontés vers les remparts de la ville. Ils tiraient les sacs qui rebondissaient sur les galets puis les pavés, y laissant une traînée de sang.

Puis ils ont chargé nos canons avec ces boulets de chair.

Et j’ai vu les têtes voler vers le camp des infidèles.

Nous avons continué à nous battre, résistant sur les remparts de Bourg alors que montaient à l’assaut des milliers d’infidèles.

Ils semblaient ne pas voir le rideau de flammes que nous dressions devant eux. Elles les dévoraient. Mais d’autres surgissaient et quand certains parvenaient jusqu’aux remparts leurs yeux exorbités et leurs cris révélaient qu’ils avaient la tête remplie des rêves qu’alimente le haschich. Nous n’avions aucune peine à les tuer. Ils ne se défendaient pas, c’était comme s’ils avaient oublié que la mort les attendait au bout de nos glaives et de nos piques.

Mais leur nombre nous écrasait et leurs boulets creusaient dans nos rangs des sillons sanglants.

Une nuit, nous avons cru qu’ils avaient réussi à débarquer sur la jetée et la grève.

Nous nous sommes précipités et nous avons vu une foule de chevaliers portant la croix, sautant dans l’eau, marchant vers le rivage, glaive brandi.

C’était enfin le « grand secours » ! Garcia de Toledo avait dû céder et laisser neuf mille hommes quitter Messine pour venir combattre à nos côtés, sauver Malte, la garder au Christ.

À l’aube ils ont attaqué les infidèles qui ont pris la fuite.

Nous étions vainqueurs.

Le temps des averses d’automne commençait. Le magistrale soufflait, glacial.

Nous avons prié, agenouillés au milieu des ruines et des tombes.

J’ai levé la tête vers le ciel bas.

La pluie a lavé mon visage et noyé mes larmes.

36.

Je marche au sommet de ces hautes falaises que la mer sape à grands coups sourds.

Je m’approche de l’à-pic. Je scrute ces rochers, ces débris de promontoire que la mer ensevelit puis laisse réapparaître au gré de la houle, des bourrasques du magistrale qui souffle de l’ouest, humide et glacé.

Je veux voir si d’autres corps mutilés, déchiquetés, défigurés, gonflés, ont été rejetés par le ressac.

Car chaque jour, depuis que la tempête a commencé, les vagues déposent à nos pieds ces restes d’hommes.

Quelques-uns portent encore une botte, un ceinturon ; l’un d’eux avait même, comme incrusté dans la chair de son visage dont la mer et les requins avaient dévoré les traits, une partie de son casque.

Ceux-là, on peut savoir s’ils sont janissaires ou chevaliers.

Mais la plupart de ceux qui sont venus s’accrocher aux rochers, s’agripper aux galets de la grève, se recroqueviller dans les anfractuosités de la jetée, sont nus et rien ne permet de les reconnaître. Leur peau a peut-être été blanche ou mate, leurs cheveux ont peut-être été noirs ou blonds, mais la mer a effacé ce qui les opposait.

Comment savoir si ces morceaux d’hommes sont ceux de chrétiens ou d’infidèles ?

Je ne me lasse pas de les repérer, et, en dépit du vent, je me penche comme si je voulais être le premier à découvrir un nouveau corps.

Cela s’est produit plusieurs fois déjà et j’ai eu l’impression que ces cadavres me montraient le fond de l’abîme dans lequel venait se fracasser toute vie.

Celle d’un infidèle comme celle d’un chrétien, d’un catholique comme d’un hérétique.

Et cette pensée était un fer rouge plongé en moi, de ma tête à mon ventre, un épieu de feu qui me faisait douter de Vous, Seigneur.

Pourquoi cette cruauté entre les hommes, si l’infidèle et le chrétien n’étaient plus que ces baudruches lacérées avec lesquelles jouait la mer ?

J’aurais voulu, Seigneur, partager mon désespoir.

Mais à qui le confier ?

Je suis entré à plusieurs reprises dans l’église de Bourg que nous appelions désormais Sainte-Marie-de-la-Victoire. Je voulais m’agenouiller dans l’obscurité du confessionnal, devant un prêtre. Mais, à chaque fois que j’ai parcouru la nef, on y célébrait la messe pour un chevalier mort des suites de ses blessures. Son cercueil était placé devant l’autel. Le Grand Maître de l’ordre, avec sa chasuble rouge marquée de la croix blanche, était agenouillé, entouré des chevaliers de son conseil.

J’ai eu honte de mes doutes !

Les corps pouvaient se mêler dans la mort, chairs putréfiées, mais les âmes étaient pesées par Dieu selon leurs mérites et rien ne pouvait confondre celles-ci avec celles-là.

Je priais. Mes doutes s’effaçaient. La mer pouvait bien vomir des corps par morceaux, les âmes les avaient depuis longtemps quittés.

Je sortais de Sainte-Marie-de-la-Victoire apaisé.

Dans les ruelles de Bourg, les hommes s’affairaient à relever les murs des maisons que les boulets des canons de Mustapha et Dragut avaient fracassés. On bâtissait de nouveaux remparts. On reconstruisait le fort Saint-Elme presque entièrement détruit.

Souvent, en soulevant les blocs effondrés, on découvrait des corps eux aussi rongés.

Lorsque leur état ne permettait pas de les reconnaître, on les enterrait la nuit, loin des sépultures honorées, comme s’il s’était agi de pestiférés.

Sachant cela, j’étais à nouveau saisi par le désespoir.

J’ai souvent imploré Votre aide, Seigneur, en ces jours qui étaient pourtant ceux de notre victoire sur l’infidèle.

Mais je ne pouvais me confier qu’à Vous.

Car j’errais sur l’île, chevauchant d’une tour de guet à l’autre, seul.

Enguerrand de Mons avait le premier quitté Malte, chargé par le Grand Maître de l’ordre de le représenter auprès de la reine mère Catherine de Médicis et du roi Charles IX. Je l’avais accompagné jusqu’à la galère qui devait le conduire à Naples. Puis, par voie de terre, il regagnerait le royaume de France, séjournerait quelques jours dans la Forteresse de Mons avant de se diriger vers Paris où résidait la cour de France.

Alors qu’il avait déjà franchi la passerelle, il m’avait encore incité à l’accompagner. La guerre pour la foi en Christ allait, m’avait-il dit, se dérouler en France. C’est là que les hérétiques étaient les plus nombreux, qu’ils étaient protégés par les plus grands du royaume, par Catherine de Médicis elle-même qui ne songeait qu’à préserver le pouvoir de ses fils.

— C’est une sorcière, une Médicis, une marchande ! répétait-il.

Il m’avait rapporté les propos colportés par l’ambassadeur de Venise qui avait fait escale à Malte. La reine mère était au cœur de tous les complots qui se faisaient et se défaisaient à la cour. Certains étaient dirigés contre les huguenots : les Condés, les Bourbons, les Coligny, les Thorenc – « votre frère, Bernard, votre sœur ». D’autres cherchaient à abattre les Guises. La reine espérait, en les opposant les uns aux autres, catholiques contre protestants, détruire tous ceux qui auraient pu contester le pouvoir royal.