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Ce faisant, il m’a semblé qu’il parlait aussi de toutes ces années écoulées depuis ce matin du 7 octobre, quand notre galère doubla la pointe de Scropha et que nous découvrîmes, venant de Lépante, occupant presque toute l’étendue du golfe de Patras, les vaisseaux musulmans d’Ali Pacha.

Nous sommes sortis de la chapelle et nous sommes installés devant la cheminée, dans la grand-salle.

— Philippe II est donc mort ! ai-je lâché.

J’attendais avec anxiété que Montanari me parlât de l’agonie du souverain, mais il a commencé le récit de son long voyage, et ce n’est qu’au moment où le rougeoiement des braises éclairait seul la pièce et que le froid commençait à peser sur nos épaules qu’il a murmuré :

— Le corps du roi était couvert d’abcès, de plaies, de sang, et cela a duré cinquante-trois jours.

J’ai écouté Vico Montanari.

Il décrivait un calvaire, ne m’épargnant rien.

J’ai vu les abcès qui, gros comme des œufs, gonflaient à la pliure des genoux, à l’aine, sur la poitrine et le cou de Philippe II. J’ai fermé les yeux quand le chirurgien les a fendus de la pointe de son scalpel.

J’ai vu le corps du souverain s’enfler comme une outre tandis que ses mains et ses pieds, son visage se desséchaient, la peau pareille à un parchemin usé qu’un faux mouvement suffit à déchirer.

Mais le fils de Charles Quint, qui avait régné sur Bruxelles, Milan et Naples, sur Lisbonne et le Nouveau Monde, ne bougeait plus. Ses chairs couvertes de poux grouillaient de vers. Pour tenter de vidanger les pourritures qui s’accumulaient dans son ventre, il avait fallu crever le lit afin que les déjections s’écoulent, puisque son corps, réduit à l’état de plaie purulente, ne pouvait plus ni se mouvoir ni être soulevé.

Il avait fait placer près de son lit un cercueil tapissé de satin blanc et exigé qu’on en préparât un autre, en plomb, dans lequel on coucherait son cadavre qu’il ne faudrait ni autopsier ni embaumer.

On veillerait seulement à ce que ses bras soient repliés sur sa poitrine et à ce qu’il tînt dans sa main le simple crucifix de bois qu’avait serré entre ses doigts morts l’empereur Charles.

Aux premiers jours de sa maladie, Philippe avait voulu qu’on ouvrît le cercueil de l’empereur pour qu’on s’assurât que c’était bien ainsi, bras croisés sur la poitrine, qu’avait été inhumé son père.

J’écoutais.

Je me souvenais du roi des Espagnes, droit dans son armure aux rivets d’or. Colliers et bijoux, foulards et dentelles rehaussaient le noir métal.

Je m’étais incliné devant le souverain dont je partageais alors la jeunesse. D’une extrémité du monde à l’autre il combattait pour Dieu et l’Église.

J’avais voulu le servir.

Pour lui, j’avais lutté contre les Maures, les Turcs et les hérétiques.

J’avais osé parfois croiser son regard, j’en avais saisi le bref éclat quand il dévisageait une femme.

Et lui qui décidait d’un mot du sort de peuples entiers était devenu cette chair gangrenée livrée à la vermine.

Quels péchés avait-il donc commis pour que Dieu le soumît à une telle torture ?

J’ai interrompu Montanari.

Toute ma vie, lui ai-je rapporté, j’avais défendu l’honneur de Philippe II. J’avais combattu ses ennemis, même quand ils appartenaient à ma propre famille. Je n’avais jamais cru à leurs accusations. Je leur avais fait rendre gorge chaque fois que je les entendais prétendre que Philippe II avait été un frère incestueux, qu’il avait ordonné l’assassinat de son fils, don Carlos, et fait empoisonner son frère don Juan, notre grand général de la Mer, qui avait commandé la flotte chrétienne à Lépante et dont j’avais pu admirer le courage, l’enthousiasme et l’élégante beauté.

Avais-je eu tort de croire aveuglément et si longtemps en la vertu du roi ?

Cette si longue et cruelle agonie n’était-elle pas le châtiment infligé par Dieu à un coupable ?

Montanari m’a écouté puis s’est levé. Il a tisonné le feu, faisant jaillir une myriade d’étincelles, redonnant vie aux braises que des flammèches bleutées, tout à coup, embrasèrent.

— Dieu n’ignore rien, a-t-il murmuré. Mais qui peut prétendre connaître Ses intentions ?

Il a rapproché son fauteuil du foyer puis s’y est à nouveau assis.

— Mais peut-être Dieu s’est-Il désintéressé de nous ? a-t-il poursuivi. Peut-être nous a-t-Il abandonnés aux forces cachées de la nature ? Et sommes-nous pour Lui, depuis que nous avons péché, semblables à des vers ou à des rats ? Que nous soyons galériens, ambassadeurs ou rois, notre vie est aussi vaine que la leur.

Il a entrecroisé ses doigts comme pour une prière.

— Mais je parle comme un hérétique, a-t-il ajouté. On brise les os, on étrangle, on arrache la langue, on brûle pour moins que ça ! Mais si Dieu nous ignore, quelle folie que de vouloir partager les hommes en bien ou mal-sentants de la foi !

Il a placé ses mains au-dessus des flammes.

— Sur le pont de la Marchesa, comment aurais-je imaginé qu’un jour j’en viendrais à penser cela ? a-t-il soupiré. Mais est-ce que je le pense ? Je suis ambassadeur de la sérénissime république de Venise. J’exécute les instructions que me donnent le doge et le Grand Conseil. Il faut que j’obtienne le droit pour nos galères de naviguer librement afin de transporter nos futaines, notre cuivre, notre étain, nos armes, les épices, les drogues, le coton, le poivre. Voilà ce qui compte. Pour le reste…

Il m’a tapoté le genou.

— Le roi des Espagnes est mort. Et chaque homme, toi, moi, le suivra un jour dans la tombe. Dieu seul choisit l’instant et les circonstances. Il faut se tenir prêt.

Après un silence, Montanari a repris son récit. Philippe II avait voulu rassembler autour de son lit ses enfants, l’infante Isabelle et son fils Philippe, appelé à lui succéder. Les ambassadeurs et les grands du royaume avaient été conviés à cette entrevue.

— J’étais là, a narré Montanari. L’odeur, malgré les parfums, était fétide. Nous tenions tous un mouchoir plaqué sur notre visage. On craignait qu’en pourrissant le corps du roi ne répande les germes de la mort. Philippe II avait le visage et les mains dévorés de plaies. D’un mouvement de tête, il appela l’un des médecins, exigea que l’on découvrît son corps. C’est alors que nous avons vu les boursouflures, le sang et le pus mêlés qui dessinaient des auréoles jaunâtres sur la peau et les draps.

« Le souverain s’est quelque peu redressé et les médecins l’ont soutenu. Il a dit d’une voix étouffée : « Voyez, vous, mon fils, et vous qui représentez les rois et les puissances terrestres, voyez ce qu’il reste des grandeurs de ce monde quand Dieu a décidé que l’heure du jugement avait sonné. Méditez sur l’état de mon corps. Voyez ce que c’est que la mort quand elle est à l’œuvre. N’oubliez jamais cela quand vous parlez au nom de vos rois, et vous, mon fils, puisque demain vous allez régner, souvenez-vous où mène le chemin des grandeurs, souvenez-vous de mon corps ! »

« Il est retombé, mais il a continué de murmurer, et jusqu’aux tout derniers instants, quand il a réclamé qu’on approche de ses lèvres le crucifix qui avait appartenu à son père, il n’a jamais fermé les yeux.

« On a placé dans sa main gauche un cierge allumé bénit au couvent de Montserrat. La droite tenait le crucifix. Ses yeux ne se révulsèrent qu’à l’aube, quand commença la première messe chantée.

« Ainsi est mort le roi des Espagnes, ce dimanche 13 septembre 1598.

Montanari s’est levé.

Il voulait repartir dès le lendemain matin. Il devait faire au doge et au Grand Conseil de la République le récit de cette agonie et rapporter ce qu’il savait du caractère et des projets du nouveau souverain, Philippe III.