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Mais, ce 15 septembre 1571, à Messine, j’avais honte que le capitaine Ruggero Veniero ne pût montrer, parmi la flotte de la Sainte Ligue, une seule galère du roi Très Chrétien. Parmi les cent mille hommes qui allaient prendre la mer au nom du Christ, nous n’étions que quelques-uns à être venus du royaume de France.

L’un d’eux, Enguerrand de Mons, se trouvait à bord de la Marchesa.

Lorsque je m’étais présenté à Ruggero Veniero, il se trouvait à la droite de notre capitaine. Il portait la cape blanche à croix rouge des chevaliers de Malte et dominait Veniero de la tête et des épaules. Il avait fait mine de ne pas me reconnaître alors que nos routes s’étaient déjà croisées à maintes reprises.

Nous nous étions battus sur les berges de notre rivière, la Siagne. Plus aguerri et plus agile que moi, il me rossait, me traitant de mécréant, de félon, d’hérétique, de renégat. Il me laissait pantelant, couché au milieu des branches cassées, puis il regagnait la rive droite de la Siagne. Là s’étendait, jusqu’à Draguignan, Lorgues et Montauroux, la seigneurie des Mons, alors que nos propres terres couvraient la rive gauche de la rivière, d’Andon à Saint-Vallier, de Cabris à Grasse.

La demeure des Mons, qu’on appelait la Grande Forteresse, surplombait la rivière et faisait face à notre Castellaras de la Tour.

Nos familles étaient rivales, ennemies, même, et j’avais d’abord relevé le gant, voulant moi aussi terrasser celui des Mons que la volonté de Dieu avait placé en face de moi.

C’était Enguerrand de Mons. Et mon père comme mon frère me félicitaient de mon intrépidité.

Mon père me racontait comment les Mons avaient toujours trahi le roi de France, cherchant protection auprès du duc de Savoie dont les États s’étendaient jusqu’au Var et qui régnait sur Nice.

Les Thorenc, au contraire, avaient défendu les droits du roi Très Chrétien en harcelant les Mons et le duc de Savoie.

— Le duc et les Mons sont les hommes liges de Charles Quint et de Philippe II ! s’emportait mon père.

Il me racontait comment il avait accompagné le roi François à Madrid, là où Charles Quint le retenait prisonnier. Il avait fallu rassembler une rançon d’un million deux cent mille écus d’or pour que l’empereur libérât le roi de France, exigeant pour garantie du paiement que lui fussent livrés les fils de ce dernier.

Cette humiliation infligée au roi de France jamais ne pourrait être oubliée, répétait mon père. Le roi des Espagnes, comme ceux qui le servaient et qui avaient déjà été les hommes liges de Charles Quint, seraient toujours nos ennemis. Pour les combattre, on pouvait s’allier avec le diable. Et j’avais entendu mon père déclarer : « Tout ce que l’on pourra susciter et entretenir de grabuge dans les États d’Espagne et parmi les alliés de Philippe sera à l’avantage du roi de France et devra être accompli. »

Seigneur, je le confesse, j’ai d’abord endossé moi aussi cette querelle et je me suis tenu en embuscade, avec quelques serviteurs, sur les sentiers qui longeaient la Siagne, guettant Enguerrand de Mons et les siens, bondissant sur lui, le traitant d’Espagnol et de traître.

Puis j’ai écouté le père Verdini, et Salvus, notre médecin, notre mage.

Nous marchions à travers la forêt qui domine le Castellaras de la Tour. Le père Verdini m’expliquait en quoi la loi divine est supérieure à celle des royaumes et des fiefs. En quoi elle s’impose à tous.

Est-ce que je savais que le roi Très Chrétien, François Ier – « Dieu veuille lui dessiller les yeux ! » –, avait envoyé plusieurs ambassades auprès des Turcs ? Il avait passé alliance avec le sultan pour combattre les Rois Catholiques. Est-ce que je comprenais qu’ainsi il perdait la protection de Dieu et devenait l’égal d’un mécréant, d’un renégat ?

Verdini et Salvus posaient leurs mains sur mes épaules. Il me fallait du courage, disaient-ils. Ils ne doutaient pas que j’en ferais preuve. J’étais celui que Dieu avait choisi pour sauver l’honneur des Thorenc, pour arracher leur lignée à ce bourbier où ils avaient suivi le roi de France.

Verdini murmurait que Louis de Thorenc et Guillaume, mon père et mon frère, s’étaient rendus dans les terres infidèles, à Alger et à Constantinople, pour présenter les propositions d’alliance du roi de France afin de mener la guerre en commun contre le roi des Espagnes, défenseur de la sainte Église.

Pouvais-je accepter cela ?

Mon père et mon frère avaient quitté le Castellaras de la Tour. J’avais le sentiment d’avoir été abandonné. Lorsque mon confesseur et notre médecin me proposèrent de me rendre à la Grande Forteresse afin d’y sceller la paix avec les Mons, je les y suivis.

C’est là que j’appris qu’Enguerrand de Mons avait gagné l’île de Malte était devenu l’un des chevaliers de l’ordre.

J’ai envié son sort, rêvé de l’imiter, et j’ai défié mon père, à son retour, lui révélant que j’avais choisi de servir ceux qui défendaient la sainte Église et la Juste Foi, non ceux qui faisaient alliance avec les infidèles.

Il m’a souffleté. Il a hurlé que j’étais non seulement félon à l’égard de mon suzerain, mais traître à notre famille.

Mais j’étais à l’âge où l’on n’entend pas les mots d’un père. J’avais choisi. Je voulais racheter, par mes actions, les péchés de mon roi et de mon père.

Je n’ai pas dévié de cette route, Seigneur, durant la plus longue partie de ma vie, et ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai choisi un autre chemin.

Mais toujours pour Vous, Seigneur.

Le 15 septembre 1571, à Messine, j’écartai de mon âme tous les doutes. J’étais un soldat de la Sainte Ligue. J’allais prendre la mer pour combattre la flotte des infidèles. J’allais libérer ceux des chrétiens qui souffraient dans leur chair de la cruauté de leurs maîtres musulmans. Je pouvais exhiber les cicatrices laissées par leurs tortures.

Tel était le devoir. Et quand le capitaine Veniero a répété : « Maudits soient les renégats qui déchirent le corps du Christ et sont les alliés de ses persécuteurs et des infidèles ! » je n’ai pas osé regarder Enguerrand de Mons, qui se trouvait à quelques pas. J’ai baissé la tête.

À cet instant, la voix de Ruggero Veniero, qui devait vouer à l’enfer tous ces félons de Français, ce roi Très Chrétien qui avait refusé de se joindre à la Sainte Ligue, a été recouverte par les chants de la procession qui s’avançait sur la jetée.

Ce fut un effet de Votre miséricorde, Seigneur !

Deux soldats espagnols et deux marins vénitiens marchaient en tête, portant le crucifix que nous devions hisser, avant d’appareiller, au sommet de notre grand mât.

Des moines suivaient, chantant des psaumes, puis venaient les arquebusiers et, derrière eux, la foule en prière des habitants de Messine.

J’étais proche de la passerelle et au moment où les soldats la franchissaient malaisément, soulevant le crucifix puis l’inclinant pour qu’il pût passer entre les cordages, j’ai pu voir Votre visage, Seigneur.

Je Vous répète, Seigneur, mon étonnement, ma déception et même ma colère. En cette veille de bataille, la plus grande, celle qui devait enfin faire plier le genou aux musulmans, j’aurais voulu que Vous soyez, Seigneur, dans la gloire de la Résurrection, rayonnant de la joie de la Victoire. Et je Vous ai vu souffrant, plein de compassion pour ceux qui Vous avaient trahi et qui Vous suppliciaient.

J’ai pour la première fois, Seigneur, douté, en Vous voyant, de la justesse de notre guerre.

Ne la vouliez-Vous pas, puisqu’elle Vous faisait à ce point souffrir ? Allions-nous une nouvelle fois être vaincus par les fils du Prophète, et des milliers d’entre nous allaient-ils, comme moi jadis, subir la loi cruelle des infidèles, devenir leurs esclaves, le jouet de leur cruauté ?