— Ducouëdic.
Joss releva lentement la tête.
— Comment ? dit-il.
— Ducouëdic, répéta Decambrais. Le nom de votre prof d’histoire.
Joss plissa les yeux et se pencha par-dessus la table.
— Ducouëdic, confirma-t-il. Yann Ducouëdic. Dites donc, Decambrais, vous m’espionnez ? Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous êtes flic ? C’est ça, Decambrais, vous êtes flic ? Les messages, c’est de la blague, la chambre, c’est de la blague ! Tout ce que vous voulez, c’est m’attirer dans votre truc de flic !
— Vous craignez les flics, Le Guern ?
— Ça vous regarde ?
— C’est votre affaire. Mais je ne suis pas flic.
— Tu parles. Comment vous le connaissez, mon Ducouëdic ?
— C’était mon père.
Joss se pétrifia, les coudes sur la table, la mâchoire en avant, ivre et indécis.
— Des blagues, marmonna-t-il après une longue minute. Decambrais écarta le pan gauche de son veston et, à gestes un peu imprécis, repéra sa poche intérieure. Il en sortit son portefeuille et en tira une carte d’identité qu’il tendit au Breton. Joss l’examina longuement, longeant du doigt le nom, la photo, le lieu de naissance. Hervé Ducouëdic, né à Tréguier, soixante-dix berges.
Quand il releva la tête, Decambrais avait posé un index sur ses lèvres. Silence. Joss inclina la tête plusieurs fois. Des embrouilles. Ça, il pouvait comprendre, même bourré. Il régnait cependant un tel boucan au Viking qu’on pouvait parler doucement sans risque.
— Alors… « Decambrais » ? murmura-t-il.
— De la foutaise.
Alors là, chapeau bas. Chapeau bas l’aristo. Fallait lui reconnaître ça. Joss prit tout son temps pour réfléchir encore.
— Et alors, reprit-il, aristo, vous l’êtes ou vous l’êtes pas ?
— Aristo ? dit Decambrais en rempochant sa carte. Dites, j’étais aristo, je ne m’userais pas les yeux à faire de la dentelle.
— Mais aristo fauché ? insista Joss.
— Même pas. Fauché tout court. Breton tout court.
Joss s’adossa à sa chaise, décontenancé, comme lorsqu’une lubie ou un rêve vous abandonne d’un coup sans crier gare.
— Attention, Le Guern, dit Decambrais. Pas un mot, à personne.
— Lizbeth ?
— Même Lizbeth ne le sait pas. Personne ne doit le savoir.
— Alors pourquoi vous me l’avez dit ?
— Donnant donnant, expliqua Decambrais en vidant son verre. À honnête homme, honnête homme et demi. Si ça vous fait changer d’avis pour la chambre, dites-le tout net. Je peux comprendre.
Joss se redressa d’un coup.
— Vous la prenez toujours ? demanda Decambrais. Parce que j’ai des demandes.
— Je prends, dit Joss précipitamment.
— Alors à demain, dit Decambrais en se levant, et merci pour les messages.
Joss le rattrapa par la manche.
— Decambrais, qu’est-ce qu’ils ont ces messages ?
— Souterrains, putrides. Dangereux aussi, j’en suis certain. Dès que j’ai une lueur, je vous le dirai.
— Le phare, dit Joss un peu rêveur, quand on voit le phare.
— Exactement.
8
Une bonne partie des 4 avait déjà été effacée sur les portes des appartements des trois immeubles marqués, surtout ceux du 18ème arrondissement qui dataient de dix et huit jours déjà, selon les témoignages de quelques occupants. Mais c’était une peinture acrylique de bonne qualité et il demeurait des traces noirâtres bien visibles sur les pans de bois. En revanche l’immeuble de Maryse présentait encore de nombreux spécimens intacts qu’Adamsberg fit photographier avant destruction. Ils étaient réalisés à la main un par un et non pas en série au pochoir. Mais ils présentaient tous les mêmes particularités : d’une hauteur de soixante-dix centimètres, le trait large de trois bons centimètres, ils étaient tous inversés, pattés à la base et munis de deux barres sur la branche basse.
— Bien fait, non ? dit-il à Danglard qui était resté muet durant toute l’expédition. L’homme est habile. Il fait ça d’un coup, sans reprise. Comme un caractère chinois.
— Indiscutablement, dit Danglard en s’installant dans la voiture, à la droite du commissaire. Le graphisme est élégant, rapide. Il a la main.
Le photographe enfourna son matériel à l’arrière et Adamsberg démarra en douceur.
— C’est urgent, ces clichés ? demanda Barteneau.
— En rien, dit Adamsberg. Donnez-moi ça quand vous le pourrez.
— Dans deux jours, proposa le photographe. Ce soir, j’ai des tirages à faire pour le Quai.
— A propos de Quai, pas la peine de leur parler de ça. Cela reste une petite promenade entre nous.
— S’il a la main, reprit Danglard, il est peut-être bien peintre.
— Ce ne sont pas des œuvres, je ne crois pas.
— Mais l’ensemble peut en faire une. Imaginez que le gars s’attaque à des centaines d’immeubles, on finira par parler de lui. Phénomène d’envergure, prise d’otage artistique de la collectivité, c’est ce qu’on appelle une « intervention ». Dans six mois on connaîtra le nom de l’auteur.
— Oui, dit Adamsberg. Vous avez peut-être raison.
— C’est sûr, intervint le photographe.
Son nom venait brusquement de revenir à la mémoire d’Adamsberg : Brateneau. Non. Barteneau. Maigre, Roux, Photographe, égale Barteneau. Très bien. Pour le prénom, rien à faire, à l’impossible nul n’est tenu.
— Il y a eu un gars chez moi, à Nanteuil, continua Barteneau, qui en l’espace d’une semaine a peint une centaine de poubelles publiques en rouge avec des points noirs. On aurait dit qu’un vol de coccinelles géantes s’était abattu sur la ville, chacune accrochée à un poteau comme sur une brindille gigantesque. Eh bien, un mois plus tard, le type décrochait un boulot dans la plus grosse radio locale. Aujourd’hui, il fait la pluie et le beau temps sur la culture communale.
Adamsberg roula silencieusement, se faufilant sans s’énerver à travers les embouteillages de six heures. On arrivait lentement à proximité de la Brigade.
— Il y a un détail qui cloche, dit-il en s’arrêtant à un feu rouge.
— J’ai vu, coupa Danglard.
— Quoi ? demanda Barteneau.
— Le type n’a pas peint toutes les portes des appartements, répondit Adamsberg. Il les a peintes toutes, sauf une. Et cela dans les trois immeubles. L’emplacement de la porte épargnée n’est pas toujours le même. Au sixième gauche dans l’immeuble de Maryse, au troisième droite rue Poulet, au quatrième gauche rue Caulaincourt. Ça ne colle pas très bien avec une « intervention ».
Danglard se mordilla les lèvres, d’un côté et de l’autre.
— C’est la touche de déséquilibre qui fait que l’œuvre est œuvre et non pas décor, proposa-t-il. Que l’artiste propose une réflexion et non un papier peint. C’est la part manquante, le trou de la serrure, l’inachevé, l’introduction du hasard.
— Hasard falsifié, rectifia Adamsberg.
— L’artiste doit fabriquer lui-même le hasard.
— Ce n’est pas un artiste, dit Adamsberg à voix basse. Il se gara devant la Brigade, serra le frein à main.
— Très bien, admit Danglard. C’est quoi ?
Adamsberg se concentra, les bras reposant sur le volant, le regard fixé loin devant.