— Si vous pouviez éviter de me répondre « Je ne sais pas », suggéra Danglard.
Adamsberg sourit.
— Dans ces conditions, mieux vaut que je me taise, dit-il.
Adamsberg rentra chez lui d’un pas soutenu, pour être certain de ne pas manquer l’arrivée de Camille. Il prit une douche et s’affala dans un fauteuil pour y rêver une courte demi-heure car Camille était généralement ponctuelle. La seule pensée qui lui vint fut qu’il se sentait nu sous ses habits, comme très souvent quand il ne l’avait pas vue depuis longtemps. Nu sous ses habits, condition naturelle de chacun. Cette sorte de constat logique ne perturbait pas Adamsberg. Le fait demeurait : quand il attendait Camille, il était nu sous ses habits, alors qu’il ne l’était pas au travail. La différence était tout à fait nette, qu’elle fût logique ou non.
9
Entre les trois criées du jeudi, Joss, à l’aide de la petite fourgonnette prêtée par Damas, déménagea ses affaires en quelques allers et retours, dans une sorte d’impatience anxieuse. Damas lui prêta main-forte pour le dernier voyage où l’on fit descendre par les six étages étroits le gros du mobilier. Cela se réduisait à peu de choses : une malle cabine toilée de noir et cloutée de cuivre, un trumeau dont la partie peinte figurait un trois-mâts à quai, un lourd fauteuil aux sculptures artisanales que l’arrière-arrière-grand-père avait réalisé de ses grosses mains lors de ses brefs séjours en famille.
Il avait passé la nuit à échafauder de nouvelles craintes. Decambrais — c’est-à-dire Hervé Ducouëdic — en avait trop dit hier, chargé qu’il était de quelque six pichets de vin rouge. Joss avait redouté qu’il ne s’éveille dans la panique et que son premier réflexe soit de l’expédier à l’autre bout du monde. Mais rien de la sorte ne s’était produit et Decambrais avait assumé dignement la situation, livre en main contre son chambranle dès huit heures trente. S’il avait des regrets, et il en avait probablement, voire s’il tremblait d’avoir déposé son secret entre les mains rugueuses d’un inconnu, doublé d’une brute, il n’en avait rien laissé paraître. Et s’il avait la tête lourde, et il l’avait certainement, autant que Joss, il n’en avait rien montré non plus, le visage tout aussi concentré lorsque étaient passées les deux annonces du jour, celles qu’ils nommaient désormais « les spéciales ».
Joss les lui avait remises toutes les deux ce soir en achevant son déménagement. Une fois seul dans sa nouvelle chambre, son premier geste avait été d’ôter chaussures et chaussettes et de se camper pieds nus sur le tapis, jambes écartées, bras pendants, yeux fermés. Ce fut le moment que choisit Nicolas Le Guern, né à Locmaria en 1832, pour s’asseoir sur le vaste lit aux montants de bois et lui dire salut. Salut, dit Joss.
— Bien joué, fiston, dit le vieux en s’accoudant sur l’édredon.
— N’est-ce pas ? dit Joss en ouvrant à demi les yeux.
— T’es mieux ici que là-bas. Je t’avais dit qu’en faisant crieur, on pouvait monter haut.
— Ça fait sept ans que tu me le dis. C’est pour ça que t’es venu ?
— Ces annonces, dit lentement l’aïeul en se grattant une joue mal rasée, ces « spéciales » comme tu les appelles, celles que tu files à l’aristo, eh bien je serais toi, je donnerais du mou. C’est du mauvais.
— C’est payé, l’ancêtre, et bien payé, dit Joss en se rechaussant.
Le vieux haussa les épaules.
— Je serais toi, je donnerais du mou.
— Ça veut dire ?
— Ça veut dire ce que ça veut dire, Joss.
Ignorant de la visite de Nicolas Le Guern au premier étage de sa propre maison, Decambrais travaillait dans son étroit bureau au rez-de-chaussée. Cette fois, il lui semblait qu’une des « spéciales » du jour avait livré un déclic, très fragile mais peut-être décisif.
Le texte de la criée du matin présentait la suite anecdotique de ce que Joss nommait « l’histoire du type sans queue ni tête ». Précisément, pensait Decambrais, il s’agissait bien d’extraits d’un livre que l’on avait piochés en son milieu, négligeant son ouverture. Pourquoi ? Decambrais relisait régulièrement ces passages dans l’espoir que ces phrases familières et insaisissables annoncent enfin le nom de leur créateur.
À l’église avec ma femme, qui n’y était pas allée depuis un mois ou deux. (…) Je me demande si c’est grâce à la patte de lièvre destinée à me préserver contre les vents, mais je n’ai jamais eu la colique depuis que je la porte.
Decambrais reposa la feuille avec un soupir et reprit l’autre, celle au déclic :
Et de eis quae significant illud, est ut videas mures et animalia quae habitant sub terra fugere ad superficiem terrae et pati sedar, id est, commoveri hinc inde sicut animalia ebria.
Il en avait noté une traduction rapide en dessous, avec un point d’interrogation en son milieu : Et parmi ces choses qui en sont le signe, il y a que tu vois des rats et de ces animaux qui habitent sous la terre fuir vers la surface et souffrir ( ?), c’est-à-dire qu’ils vont hors de ce lieu comme des animaux ivres.
Il butait depuis une heure sur ce « sedar », qui n’était pas un mot latin. Il était convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une erreur de transcription, le cuistre étant si méticuleux qu’il indiquait par des points de suspension toutes les coupures qu’il se permettait d’effectuer dans les textes originaux. Si le cuistre avait tapé « sedar », c’est que ce « sedar » existait assurément, en plein cœur d’un texte en parfait bas latin. En escaladant son vieil escabeau de bois pour atteindre un dictionnaire, Decambrais s’arrêta net.
Arabe. Un terme d’origine arabe.
Presque fébrile, il revint à sa table, les deux mains appliquées sur le texte, comme pour s’assurer qu’il ne s’envolerait pas. Arabe, latin, un mélange. Decambrais rechercha rapidement les autres annonces évoquant cette fuite des anirnaux vers la surface de la terre, y compris le premier texte latin que Joss avait lu la veille et qui commençait presque à l’identique :
Tu verras les animaux nés de la corruption se multiplier sous la terre, tels les vers, crapauds et mouches, et si la cause en est souterraine, tu verras les reptiles habitant les profondeurs sortir à la surface de la terre et abandonner leurs œufs et quelque uns mourir. Et si la cause en est dans l’air, de même en ira-t-il des oiseaux.
Des écrits qui se recopiaient les uns les autres, parfois mot pour mot. Différents auteurs ressassant une seule idée, jusqu’au XVIIème siècle encore, une idée qui se transmettait de génération en génération. À la manière des moines reproduisant les décrets de l’Auctoritas à travers les âges. Donc une corporation. Elitiste, cultivée. Mais pas des moines, non. Cela n’avait rien de religieux.
Le front appuyé sur sa main, Decambrais réfléchissait encore lorsque l’appel de Lizbeth résonna dans toute la maisonnée pour appeler à table, comme une chanson.
En descendant à la salle à manger, Joss découvrit les convives de l’hôtel Decambrais déjà tous installés, rompus aux usages, déroulant leurs serviettes de table hors de leurs ronds en bois, chacun des ronds étant marqué d’un signe distinctif. Il avait hésité à rejoindre la tablée dès ce soir — le dîner demi-pension n’étant pas obligatoire, si tant est qu’on avait signalé son absence la veille —, saisi d’un embarras inaccoutumé. Joss s’était habitué à vivre seul, bouffer seul, dormir seul et parler seul, sauf quand il allait parfois dîner chez Bertin. Durant les treize années de sa vie parisienne, il avait eu trois amies, pour des temps assez courts, mais jamais il n’avait osé les emmener dans sa chambre pour leur proposer l’accueil du matelas posé a même le sol. Les maisons des femmes, même rudimentaires, avaient toujours été plus accueillantes que sa retraite délabrée.