— Il s’agit juste de parler des 4, suggéra l’homme aux cheveux gris. Pas utile de refiler d’autres renseignements.
— Ça fuira d’une manière ou d’une autre, dit Adamsberg. Et si ça ne fuit pas, CLT se chargera d’ouvrir les vannes de la peur. C’est ce qu’il fait depuis le début. S’il a choisi le Crieur, c’est qu’il ne pouvait pas s’offrir mieux. Ses messages alambiqués auraient été jetés au panier sitôt parvenus aux journaux. Il a donc fait des débuts modestes. Si l’on parle de lui ce soir aux médias, on lui ouvre une voie royale. Mais ce n’est, de toute façon, qu’une question de jours. Il l’ouvrira lui-même. S’il poursuit, s’il tue encore, s’il répand sa mort noire, on ne coupera pas à la psychose générale.
— Qu’est-ce que vous décidez, commissaire ? demanda Favre, d’une voix basse.
— De sauver des vies. On va passer un communiqué demandant aux occupants des immeubles chiffrés de se faire connaître auprès des commissariats.
Un bourdonnement général signifia l’accord unanime des membres de la Brigade. Adamsberg se sentait fatigué parce que très flic, ce soir. Il aurait bien voulu pouvoir simplement dire « On travaille et chacun se démerde ». Au lieu de ça, il lui fallait exposer les faits, sérier les questions, définir l’enquête, orienter les tâches. Dans un certain ordre et avec une certaine autorité. Il se revit fugitivement, courant enfant dans les sentiers de montagne, tout nu sous le soleil, et il se demanda ce qu’il foutait là, à faire la leçon à vingt-trois adultes qui le suivaient des yeux comme un pendule.
Si, il se souvenait ce qu’il foutait là. Il y avait un type qui étranglait les autres et lui, il le cherchait. C’était son boulot d’empêcher des gars de bousiller le monde.
— Premiers objectifs, résuma Adamsberg en se redressant : un, protection des victimes potentielles. Deux, profilage de ces victimes et recherche de tous types de liens entre elles, famille, tranche d’âge, sexe, catégorie socio-professionnelle et toute la routine. Trois, surveillance de la place Edgar-Quinet. Quatre, et ça va sans dire, recherche du tueur.
Adamsberg fit deux allers-retours assez lents à travers la salle avant de reprendre.
— Que sait-on de lui ? C’est peut-être une femme, on ne peut pas écarter cette possibilité. Je penche pour un homme. Cette parade littéraire, cet étalage évoquent un orgueil masculin, une envie de paraître, le besoin d’une démonstration de force. Si la strangulation est confirmée, on tablera presque sans erreur sur un homme. Un homme très cultivé, voire extrêmement cultivé, un homme de lettres. Assez aisé puisqu’il possède un ordinateur et une imprimante. Des goûts de luxe, peut-être. Les enveloppes qu’il utilise sont hors norme et chères. Il est doué pour le dessin, il est propre, il est méticuleux. Obsessionnel à coup sûr. Donc craintif, et superstitieux. Enfin, c’est peut-être un ancien taulard. Si le labo confirme que la serrure a été forcée, il faudra piocher de ce côté. Passer en revue les taulards dont les initiales seraient CLT, si tant est qu’il s’agisse de sa signature. En bref, on ne sait rien.
— Et la peste ? Pourquoi la peste ?
— Quand on comprendra ça, on l’aura.
Le groupe se dispersa dans un raclement de chaises.
— Distribuez les rôles, Danglard, je vais marcher vingt minutes.
— Je prépare le communiqué ?
— S’il vous plait. Vous ferez cela mieux que moi.
L’annonce passa sur toutes les chaînes au journal télévisé de vingt heures. Sobrement rédigée par Adrien Danglard, elle demandait à tous les habitants d’immeubles ou de maisons marqués d’un chiffre 4 aux portes de se faire connaître dans les meilleurs délais auprès du commissariat le plus proche. Motif allégué : recherche d’une bande organisée.
Les téléphones sonnèrent sans interruption à la Brigade à partir de vingt heures trente. Un tiers de l’équipe était resté sur place, Danglard et Kernorkian étaient allés chercher du ravitaillement et du vin qu’on avait déposés sur l’établi des électriciens. À neuf heures et demie, on enregistrait quatorze autres immeubles touchés, soit vingt-neuf au total, qu’Adamsberg localisait par de nouveaux points rouges sur le plan de la ville. Une liste en avait été dressée, numérotée par ordre d’apparition chronologique des 4. Les occupants des vingt-huit appartements aux portes laissées vierges étaient à présent répertoriés et à première vue disparates : des familles nombreuses, des célibataires, des femmes, des hommes, des jeunes, des moyens, des vieux, toutes tranches d’âge, tous sexes, toutes professions et catégories sociales mêlés. À onze heures passées, Danglard vint informer Adamsberg que deux flics étaient en poste sur chacun des paliers menacés, dans tous les immeubles touchés.
Adamsberg libéra les agents restés en heures supplémentaires, mit en place l’équipe de nuit et prit une voiture de service pour faire un détour par la place Edgar-Quinet. Deux officiers étaient venus relever le tandem précédent, l’homme chauve et la femme massive, celle qui l’avait presque agressé en milieu de séance. Il les aperçut sur un banc, négligés, paraissant discuter, mais surveillant l’urne à quinze mètres de là. Il vint les saluer discrètement.
— Concentrez-vous sur le format de l’enveloppe, dit-il. Avec de la chance et ce lampadaire, elle sera peut-être visible.
— On n’interpelle personne ? demanda la femme.
— Contentez-vous d’observer. Si un type vous paraît correspondre, suivez-le en douceur. Deux photographes sont placés dans l’axe, dans la cage d’escalier de cet immeuble. Ils clicheront tous ceux qui s’approcheront de l’urne.
— A quelle heure est-on relevés ? demanda la femme en bâillant.
— À trois heures dit matin.
Adamsberg entra au Viking et repéra Decambrais installé à sa table du fond, entouré du Crieur et de cinq autres personnes. Son arrivée fit chuter les conversations, à la manière d’un orchestre qui se désaccorde. Il comprit que tout le monde à cette table savait qu’il était flic. Decambrais opta pour une ouverture directe.
— Le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg, dit-il. Commissaire, je vous présente Lizbeth Glaston, chanteuse, Damas Viguier, du Roll-Rider, sa sœur, Marie-Belle, Castillon, retraité forgeron, et Eva, notre madone. Vous connaissez déjà Joss Le Guern. Vous nous accompagnez pour un calva ?
Adamsberg déclina.
— Je peux vous dire un mot, Decambrais ?
Lizbeth attrapa sans façon le commissaire par la manche, en le secouant un peu. Adamsberg reconnut cette décontraction bien particulière, complice, comme s’ils avaient usé leurs culottes sur les mêmes bancs de commissariats, l’aisance blasée des prostituées avec les flics, aguerries par les innombrables rafles de contrôle.
— Racontez-moi, commissaire, dit-elle en examinant sa tenue, vous planquez ce soir ? C’est votre déguisement de nuit ?
— Non, c’est ma tenue de tous les jours.
— Vous ne vous foulez pas. C’est décontracté, la police.
— L’habit ne fait pas le moine, Lizbeth, dit Decambrais.
— Des fois si, dit Lizbeth. Cet homme-là, c’est un décontracté, un gars qui ne fait pas d’épate. Pas vrai, commissaire ?
— Epater qui ?
— Les femmes, proposa Damas en souriant. Faut pouvoir épater les femmes, tout de même.
— Tu n’es pas bien malin, Damas, dit Lizbeth en se tournant vers lui, et le jeune homme rougit jusqu’au front. Les femmes, elles n’en ont rien à balancer d’être épatées.
— Ah bon, dit Damas en fronçant les sourcils. De quoi ont-elles à balancer, Lizbeth ?
— De rien, dit Lizbeth en abattant sa grosse main noire sur la table. Elles n’ont plus à balancer de rien. Pas vrai, Éva ? Ni de l’amour ni de la tendresse et à peine d’une cagette de haricots verts. Alors, tu vois. Calcule un peu.