Eva ne répondit rien et Damas s’assombrit, tournant son verre entre les mains.
— Tu n’es pas juste, dit Marie-Belle d’une voix qui tremblait. L’amour, personne ne s’en balance, automatiquement. Qu’est-ce qu’on a d’autre ?
— Les haricots verts, je viens de te le dire.
— Tu dis n’importe quoi, Lizbeth, dit Marie-Belle en croisant les bras, au bord des larmes. Ce n’est pas parce que t’as de l’expérience qu’il faut que tu décourages les autres.
— Expérimente, mon agneau, dit Lizbeth. Je ne t’empêche pas.
Soudain, Lizbeth éclata de rire, posa un baiser sur le front de Damas et frotta la tête de Marie-Belle.
— Souris, mon agneau, dit-elle. Et ne crois pas tout ce que dit la grosse Lizbeth. Elle est aigrie, la grosse Lizbeth. Elle emmerde tout le monde, la grosse Lizbeth, avec son expérience de régiment. T’as raison de te défendre. C’est bien. Mais n’expérimente pas trop, si tu veux un avis professionnel.
Adamsberg tira Decambrais à l’écart.
— Pardonnez-moi, dit Decambrais, mais il faut que je suive les conversations. Le lendemain, c’est moi qui conseille, comprenez-vous. Je dois me tenir au courant.
— Il est amoureux, non ? demanda Adamsberg du ton vaguement intéressé du type qui joue à la loterie et qui mise peu.
— Damas ?
— Oui. De la chanteuse ?
— Touché. Qu’est-ce que vous me vouliez, commissaire ?
— C’est arrivé, Decambrais, dit Adamsberg en baissant la voix. Un corps tout noir, rue Jean-Jacques Rousseau. On l’a découvert ce matin.
— Noir ?
— Etranglé, nu, et passé an charbon.
Decambrais serra la mâchoire.
— Je le savais, dit-il.
— Oui.
— C’était une porte non marquée ?
— Oui.
— Vous avez fait garder les autres ?
— Les vingt-huit autres.
— Pardon. Je me doute que vous savez faire votre boulot.
— Il me faut ces spéciales, Decambrais, toutes celles qui sont en votre possession, avec leurs enveloppes, si vous les avez encore.
— Suivez-moi.
Les deux hommes traversèrent la place et Decambrais conduisit Adamsberg jusqu’à son bureau surchargé. Il dégagea une pile de livres pour le faire asseoir.
— Voilà, dit Decambrais en lui tendant une liasse de feuilles et d’enveloppes. Pour les empreintes, vous vous doutez bien que c’est râpé. Le Guern les a manipulées tant et plus et moi ensuite. Pas la peine que je vous donne les miennes, vous avez mes dix doigts au fichier central.
— Il me faudra celles de Le Guern.
— Au fichier aussi. Le Guern a fait de la taule il y a quatorze ans, une grosse bagarre au Guilvinec, pour ce que j’en sais. Vous voyez, nous sommes des hommes arrangeants, on vous mâche le travail. Il n’y a pas besoin de demander que nous sommes déjà dans votre ordinateur.
— Dites, Decambrais, tout le monde a fait de la taule sur cette placette.
— Il y a des lieux comme ça, où souffle l’esprit. Je vous lis la spéciale de dimanche. Il n’y en a eu qu’une : Ce soir, en rentrant pour souper, j’apprends que la peste vient de faire son apparition dans la Cité. Points de suspension. Au bureau pour terminer mes lettres, préoccupé de mettre mes affaires et ma fortune en ordre, au cas où il plairait à Dieu de m’appeler à Lui. Que sa volonté soit faite !
— La suite du Journal de l’anglais, proposa Adamsberg.
— Exactement.
— Sepys.
— Pepys.
— Et hier ?
— Hier, rien.
— Tiens, dit Adamsberg. Il ralentit.
— Je ne crois pas. Voici celle de ce matin : Ce fléau est toujours prêt et aux ordres de Dieu qui l’envoye et le fait partir quand il luy plait. Ce texte indiquerait plutôt qu’il ne désarme pas. Notez ce « toujours prêt » et ce « quand il luy plaît ». Il claironne. Il nargue.
— Il fait de la surpuissance, dit Adamsberg.
— Donc de l’infantilisme.
— Rien à en tirer, dit Adamsberg en secouant la tête. Il n’est pas idiot. Avec tous les flics sur les dents, il ne va plus nous fournir d’indication de lieu. Il lui faut les coudées franches. Il a nommé le « quartier Rousseau » pour être certain que le lien serait établi entre le premier crime et sa peste annoncée. Il est probable que désormais, il se fasse plus évasif. Tenez-moi au courant, Decambrais, annonce par annonce.
Adamsberg le quitta, le paquet de messages sous le bras.
18
Le lendemain, vers deux heures, l’ordinateur cracha un nom.
— J’en tiens un, dit Danglard assez fort en étendant un bras vers ses collègues.
Une dizaine d’agents se groupa dans son dos, les yeux braqués sur l’écran de son ordinateur. Depuis le matin, Danglard cherchait un CLT au fichier, pendant que d’autres continuaient d’engranger les informations sur les vingt-huit appartements menacés, cherchant en vain un point de croisement. Les premiers résultats du labo étaient arrivés ce matin : la serrure avait été forcée, en professionnel. Pas d’autres empreintes dans l’appartement que celles de la victime et de la femme de ménage. Le charbon de bois utilisé pour noircir la peau du cadavre provenait de branches de pommier, et non pas des sacs vendus dans le commerce, emplis d’un mélange d’essences forestières diverses. Quant à l’enveloppe ivoire, on pouvait s’en procurer dans toute papeterie un peu fournie, au prix de trois francs vingt l’unité. Elle avait été ouverte avec une lame lisse. Elle ne contenait que de la poussière de papier et le cadavre d’un petit insecte. Est-ce qu’on refilait la bestiole à l’entomologue ? Adamsberg avait froncé les sourcils, puis acquiescé.
— Christian Laurent Taveniot, lut Danglard, penché sur son écran. Trente-quatre ans, né à Villeneuve-les-Ormes. Incarcéré il y a douze ans pour coups et blessures à la maison centrale de Périgueux. Dix-huit mois de taule et deux mois de mieux pour violences sur gardien.
Danglard fit défiler le dossier sur l’écran et chacun tendit le cou pour apercevoir le visage de CLT, sa figure longue au front bas, son nez plein, ses yeux rapprochés. Danglard lut rapidement la suite du dossier.
— Chômage pendant un an à sa sortie de prison puis gardien de nuit dans une casse de voitures. Domicilié à Levallois, marié, deux enfants.
Danglard lança un regard interrogatif vers Adamsberg.
— Ses études ? demanda Adamsberg, dubitatif. Danglard fit cliqueter son clavier.
— Orienté en filière professionnelle à l’âge de treize ans. Echoue au brevet de couvreur-zingueur. Abandonne, vit de paris sur les matchs et bricole des mobylettes qu’il revend en sous-main. Jusqu’à cette bagarre où il manque tuer un de ses clients en lui balançant la mobylette à travers le corps, à bout portant si on peut dire. Et puis, taule.
— Les parents ?
— Une mère, employée dans une fabrique de cartonnages à Périgueux.
— Frères, sœurs ?
— Un frère aîné, gardien de nuit à Levallois. C’est par lui qu’il a trouvé son emploi.
— Ça ne laisse pas beaucoup de place au studieux. Je ne vois pas comment Christian Laurent Taveniot aurait trouvé le temps et les moyens de parler latin.
— Autodidacte ? suggéra une voix.
— Je ne vois pas pourquoi un type qui vide tout bonnement sa colère eu projetant des mobylettes se mettrait à distiller de l’ancien français. Il aurait beaucoup changé de méthode, en dix ans.