— Bon Dieu, des puces ? Il y avait des puces chez ce mort ?
Marc s’était levé brusquement, les poings enfoncés dans les poches de son pantalon.
— Quelles puces ? demanda-t-il nerveusement. Des puces de chat ?
— Je n’en sais rien. J’ai fait porter les habits au labo.
— S’il s’agit de puces de chat, ou de chien, rien à craindre, dit Marc en allant et venant le long de la table. Elles sont incompétentes. Mais s’il s’agit de puces de rat, si le gars a vraiment infecté des puces de rat et qu’il les lâche dans la nature, bon sang, c’est la catastrophe.
— Elles sont vraiment dangereuses ?
Marc regarda Adamsberg comme s’il lui avait demandé quoi penser des ours polaires.
— J’appelle le labo, dit Adamsberg.
Il s’écarta pour téléphoner et Marc fit signe à Lucien de faire moins de bruit en rangeant les assiettes.
— Oui, c’est cela, disait Adamsberg. Vous avez terminé ? Quel nom dites-vous ? Épelez, nom de Dieu.
Sur son carnet, Adamsberg avait formé un N, puis un 0 et il avait des difficultés pour poursuivre. Marc lui prit le crayon des mains et compléta le mot commencé : Nosopsyllus fascialus. Puis il ajouta un point d’interrogation. Adamsberg acquiesça.
— Ça va, j’ai le nom, dit-il à l’entomologue.
Marc avait écrit à la suite : porteuses du bacille ?
— Faites-les porter en bactériologie, ajouta Adamsberg. Recherche du bacille pesteux. Dites-leur de mettre les bouchées doubles, j’ai déjà un homme de piqué. Et ne les égarez pas dans le labo, par pitié. Oui, au même numéro. Toute la nuit.
Adamsberg rangea son portable dans sa poche intérieure.
— Il y avait deux puces dans les vêtements de mon adjoint. Ce n’étaient pas des puces d’homme. C’étaient des…
— Nosopsyllus fiasciatus, des puces de rat, dit Marc.
— Dans l’enveloppe que j’ai prélevée chez le mort, il y en avait une autre, morte. Même espèce.
— C’est comme cela qu’il les introduit.
— Oui, dit Adamsberg en marchant à son tour. Il ouvre l’enveloppe et il libère les puces dans l’appartement. Mais je ne crois pas que ces foutues puces soient infectées. Je crois qu’il est toujours dans le symbole.
— Il pousse pourtant le symbole jusqu’à dénicher des puces de rat. Ce n’est pas si facile de s’en procurer.
— Je crois qu’il frime, et c’est pour cela qu’il tue lui-même. Il sait que ses puces ne pourront pas tuer.
— Ce n’est pas certain. Vous auriez intérêt à récupérer toutes les puces qui trainent chez Laurion.
— Et comment je m’y prends ?
— Le plus simple, c’est d’entrer dans l’appartement avec un ou deux cobayes que vous promenez cinq minutes dans les lieux. Ils se ramasseront tout ce qui traîne. Vous les enfournez vite fait dans un sac et vous les portez à votre labo. Aussitôt après, désinfection des lieux. Ne laissez pas le cobaye trop longtemps. Une fois qu’elles ont piqué, ces puces ont tendance à repartir faire un tour. Faut les choper pendant leur déjeuner.
— Bon, dit Adamsberg en notant la stratégie. Merci de votre aide, Vandoosler.
— Deux choses encore, dit Marc en l’accompagnant à la porte. Sachez que votre seigneur de peste n’est pas si bon pestologue que ça. Son érudition a des limites.
Il se goure ?
— Oui.
— Où ?
— Le charbon, la « Mort noire ». C’est une image, une confusion de mots. Pestis atra signifiait la « mort horrible », et non pas la « Mort noire ». Les corps des pestiférés n’ont jamais été noirs. Quelques taches bleuâtres par-ci par-là, et encore. C’est un mythe tardif, c’est une erreur populaire et générale. Tout le monde le croit mais c’est faux. Quand votre homme charbonne le corps, il se trompe. Il commet même une énorme bévue.
— Ah, dit Adamsberg.
— Gardez la tête froide, commissaire, dit Lucien en sortant de la pièce. Marc est tatillon, comme tous les médiévistes. Il se perd dans les détails et passe à côté de l’essentiel.
— Qui est ?
— Mais la violence, commissaire. La violence de l’homme.
Marc sourit et s’effaça pour laisser Lucien sortir.
— Qu’est-ce qu’il fait, votre ami ? demanda Adamsberg.
— Son premier métier est d’irriter le monde mais ce n’est pas payé. Il exerce cette activité bénévolement. En second choix, c’est un contemporanéiste, spécialiste de la Grande Guerre. On a de gros conflits de périodes.
— Ah bien. Et la deuxième chose que vous vouliez me dire ?
— Vous cherchez bien un type dont les initiales seraient CLT ?
— C’est une piste sérieuse.
— Laissez-la tomber. CLT est l’abréviation du fameux électuaire des trois adverbes, tout simplement.
— Pardon ?
— Pratiquement tous les traités de peste le citent comme le meilleur des conseils : Cito, longe fugeas et tarde redeas. C’est-à-dire : Fuis vite, longtemps et reviens tard. En d’autres termes, casse-toi en vitesse et pour un bail. C’est le célèbre « remède des trois adverbes » : « Vite, Loin, Longtemps ». En latin : « Cito, Longe, Tarde ». CLT.
— Vous pouvez me le noter ? demanda Adamsberg en tendant son carnet.
Marc griffonna quelques lignes.
— « CLT », c’est un conseil que votre assassin donne aux gens, en même temps qu’il les protège par le 4, dit Marc en lui rendant son carnet.
— J’aurais de beaucoup préféré des initiales, dit Adamsberg.
— Je comprends. Vous pouvez me tenir au courant ? Pour les puces ?
— L’enquête vous intéresse à ce point ?
— Ce n’est pas la question, dit Marc en souriant. Mais vous avez peut-être sur vous des Nosopsyllus. Auquel cas, j’en ai peut-être sur moi. Et les autres aussi.
— Je vois.
— C’est un autre remède contre la peste. Bloque-les vite et lave-toi bien. BLB.
En sortant, Adamsberg croisa le géant blond et l’arrêta pour lui poser une seule question.
— Une paire était beige, répondit Mathias, avec un revers gris, et l’autre paire était bleue, avec des coquilles Saint-Jacques.
Adamsberg quitta la maison de la rue Chasle par le jardin en friche, un peu abasourdi. Il existait sur terre des gens qui savaient des quantités de choses ahurissantes. Qui avaient écouté à l’école, d’une part, et qui avaient continué d’engranger par la suite des connaissances par wagons-citernes. Des connaissances d’un autre monde. Des gens qui passaient leur vie sur des affaires de semeurs, d’onguents, de puces latines et d’électuaires. Et il était bien certain que ceci n’était qu’un faible fragment des wagons-citernes entassés dans la tête de ce Marc Vandoosler. Wagons-citernes qui ne semblaient pas l’aider mieux qu’un autre à se démerder dans l’existence. Mais aujourd’hui pourtant, ça allait aider, vitalement.
20
De nouveaux fax étaient tombés à la Brigade en provenance du labo et Adamsberg en prit connaissance rapidement — les « spéciales » ne portaient aucune empreinte, hormis celles du Crieur et de Decambrais, identifiées sur toutes les annonces.
— Cela m’aurait surpris que le semeur se laisse aller à poser les doigts sur ses messages, dit Adamsberg.
— Pourquoi se paye-t-il des enveloppes pareilles ? demanda Danglard.
— Question de cérémonial. A ses yeux, chacun de ses actes est précieux. Il ne va pas les présenter dans une enveloppe prolétarienne. Il veut les sertir dans des écrins de prix parce que c’est de l’acte hautement raffiné. Pas de l’acte minable du premier passant venu, vous ou moi, Danglard. Vous n’imaginez pas un grand cuisinier vous servir un vol-au-vent dans un bol en plastique. Eh bien c’est pareil. L’enveloppe est à la hauteur du geste : recherchée.