— Vous passerez dans les vingt-neuf immeubles pour procéder à un nouvel examen des portes vierges. Objectif : recherche d’un onguent, d’une graisse, d’un produit quelconque étalé sur la serrure, la sonnette ou la poignée. Prenez vos précautions, mettez des gants. Qui a continué à bosser sur ces vingt-neuf personnes ?
Quatre doigts se levèrent, ceux de Noël, Danglard, Justin et Froissy.
— Qu’est-ce que ça donne ? Des recoupements ?
— Aucun, dit Justin. L’échantillon résiste à tous les balayages statistiques.
— Les interrogatoires de la rue Jean-Jacques Rousseau ?
— Nul. Personne n’a aperçu d’inconnu dans l’immeuble. Et les voisins n’ont rien entendu.
— Le code ?
— Facile. Les chiffres-clefs sont tellement usés qu’on ne les lit plus. Ça laisse cent vingt combinaisons qui se testent en six minutes.
— Qui s’est chargé d’interroger les résidents des vingt-huit autres immeubles ? Est-ce qu’une seule personne a pu apercevoir ce peintre ?
La femme rude au visage massif leva un bras décidé.
— Lieutenant Betancourt, dit-elle. Personne n’a vu le peintre. Il agit forcément la nuit, et son pinceau ne fait aucun bruit. Avec de l’habitude, l’opération ne lui prend pas plus d’une demi-heure.
— Les codes ?
— Il reste des traces de pâte à modeler sur beaucoup d’entre eux, commissaire. Il en prend l’empreinte et il repère les emplacements gras.
— Astuce de taulard, dit Justin.
— N’importe qui peut l’inventer, dit Noël.
Adamsberg regarda la pendule.
— Moins dix, dit-il. On évacue.
Adamsberg fut réveillé à trois heures du matin par un appel du service de biologie.
— Pas de bacille, annonça une voix d’homme fatiguée. Négatif. Ni dans les puces des vêtements ni dans celle de l’enveloppe ni dans les douze spécimens qu’on a ratissés chez Laurion. Indemnes, propres comme un sou neuf.
Adamsberg ressentit un bref soulagement.
— Toutes des puces de rat ?
— Toutes. Cinq mâles, dix femelles.
— C’est parfait. Gardez-les précieusement.
— Elles sont mortes, commissaire.
— Ni fleurs ni couronnes. Gardez-les en tube.
Il s’assit sur son lit, alluma sa lampe et se frotta les cheveux. Puis il appela Danglard et Vandoosler pour les informer du résultat. Il composa successivement les vingt-six numéros des autres agents de la Brigade, puis celui du légiste et de Devillard. Pas un seul ne se plaignit d’être réveillé au milieu de la nuit. Il s’y perdait, dans tous ces adjoints, et son carnet n’était plus à jour. Il n’avait plus eu le temps de s’occuper de son mémento, ni même d’appeler Camille pour fixer rendez-vous. Il eut l’impression que le semeur de peste allait à peine le laisser dormir.
À sept heures trente, un appel le cueillit en pleine rue alors qu’il était en chemin pour la Brigade, à pied depuis le Marais.
— Commissaire ? dit une voix essoufflée. Brigadier Gardon, équipe de nuit. Deux corps sur le trottoir, dans le 12ème arrondissement, un rue de Rottembourg et l’autre pas loin de là, sur le boulevard Soult. Étendus à poil sur le macadam et couverts de charbon de bois. Deux hommes.
21
À midi, les deux corps avaient été enlevés et conduits à la morgue, et les lieux rendus à la circulation. En raison de leur exposition spectaculaire, il n’y avait plus aucun espoir que ces cadavres noirs échappent à la connaissance du public. Dès ce soir, les journaux télévisés s’en empareraient, dès demain, tout serait dans la presse. Il était impossible de dissimuler l’identité des victimes et le rapport serait aussitôt fait avec leurs domiciles de la rue Poulet et de l’avenue de Tourville. Deux immeubles marqués de 4, à l’exception de deux portes, les leurs. Deux hommes, âgés de trente et un et trente-six ans, l’un père de famille, l’autre vivant en couple. Les trois quarts des agents de la Brigade s’étaient répandus dans la capitale, les uns recherchant des témoins sur les lieux où avaient été déposés les corps, les autres visitant une nouvelle fois les deux immeubles cibles, questionnant les proches à la recherche de toute information susceptible de révéler un lien entre ces morts et René Laurion. Le dernier quart s’affairait sur les claviers, dressant les rapports, enregistrant les données nouvelles.
Tête penchée, adossé au mur de son bureau, non loin de la fenêtre d’où il pouvait apercevoir à travers les barreaux neufs le mouvement continu de la vie roulant sur le trottoir, Adamsberg tâchait de rassembler la masse à présent très lourde des données relatives aux meurtres et autres détails y afférents. Il lui semblait que cette masse était devenue trop volumineuse pour le seul cerveau d’un homme, le sien en tous les cas, qu’il ne pouvait plus en longer les contours, qu’elle l’écrasait. Entre le contenu des « spéciales », les petites affaires de la place Edgar-Quinet, les casiers judiciaires de Le Guern et de Ducouëdic, les dispositions des immeubles marqués, les identités des victimes, leurs voisins, leurs parents, entre le charbon, les puces, les enveloppes, les analyses du labo, les appels du médecin, les caractéristiques du tueur, il ne parvenait plus à embrasser la totalité des routes ouvertes, et il se perdait. Pour la première fois, il avait l’impression que Danglard en aurait raison avec son ordinateur et non pas lui, nez au vent dans la tourmente.
Deux nouvelles victimes en une nuit, deux hommes d’un coup. Puisque les flics gardaient leurs portes, le tueur les avait tout simplement attirés au-dehors pour les exécuter, contournant l’obstacle de manière aussi élémentaire que les Allemands passant l’infranchissable ligne Maginot par avion, puisque les Français bloquaient les routes. Les deux brigadiers qui montaient la garde devant l’appartement du mort de la rue de Rottembourg, Jean Viard, l’avaient vu sortir à vingt heures trente. On ne peut pas empêcher un gars d’aller à un rendez-vous, pas vrai ? Surtout que ce Viard n’était pas impressionné une seconde par « ce foutu bordel de quatre », comme il l’avait expliqué à l’agent de garde. L’autre homme, François Clerc, avait quitté son domicile à dix heures, pour une balade, avait-il dit. Ça l’étouffait, ces flics derrière sa porte, il faisait doux, il voulait aller boire un coup. On ne peut pas empêcher un gars d’aller boire un coup, pas vrai ? Les deux hommes avaient été tués par strangulation, comme Laurion, l’un environ une heure avant l’autre. De l’abattage en série. Puis les cadavres avaient été transportés, sans doute ensemble, dans une voiture où on les avait dénudés et passés au charbon. Enfin, le tueur les avait largués en pleine rue, dans le 12ème, au bord de Paris, avec toutes leurs affaires. Le semeur n’avait pas pris le risque de s’exposer aux regards car, cette fois, les corps n’étaient pas disposés christiquement sur le dos et les bras en croix. Ils étaient tels qu’on les avait lâchés, en hâte. Adamsberg supposait que cette obligation de bâcler la dernière étape avait dû contrarier l’assassin. Au cœur de la nuit, personne n’avait aperçu quoi que ce soit. Avec ses deux millions d’habitants, la capitale peut être aussi déserte qu’un village de montagne, en semaine, à quatre heures du matin. Capitale ou pas capitale, on dort sur le boulevard Soult comme on dort dans les Pyrénées.
La seule nouveauté qu’on pouvait engranger, c’était qu’il s’agissait de trois hommes, tous ayant passé la trentaine. Ce n’est pas ce qu’on pouvait espérer de plus précis en matière de dénominateur commun. Le reste des portraits ne collait absolument pas. Jean Viard n’avait pas trimé dans les banlieues en filière professionnelle comme la première victime. C’était un produit des meilleurs quartiers, devenu ingénieur en informatique et marié à une avocate. François Clerc était d’origine plus modeste, un homme lourd aux larges épaules, livreur pour le compte d’un grand marchand de vin.